Extraits choisis
Introduction
Union mystique, Yoga et interprétation de la Bible
De même que le mariage sacré, iéros gamos, est au
coeur du fonctionnement religieux de líhumanité, de même líunion
mystique est au centre de la vie spirituelle des êtres humains. On
dit que líunion fait la force, cíest aussi tout à fait vrai dans
le domaine intérieur. Notre mental repose sur la dualité,
líopposition des contraires: síils sont en conflit stérile, líénergie
mentale sera drainée en permanence alors que síils peuvent être
harmonisés, elle sera libérée et pourra participer
pleinement au progrès intérieur.
La première partie détaillera líascension
intérieure dans différentes traditions, car celle-ci est
indissolublement liée au mariage mystique; puis nous donnerons des
bases solides à notre étude en parlant du yoga des latéralités
ainsi que des archétypes du mariage intérieur dans líhindouisme
et dans le bouddhisme tibétain. La seconde partie sera consacrée
à la tradition judéo-chrétiennne. Nous avons choisi
de développer la cabbale et la mystique juive avant de commenter
des passages de l'Ancien Testament car celles-ci nous aideront à
mieux comprendre certaines interprétations selon le Yoga.
La troisième partie envisage líunion des contraires à
travers líandrogyne, les jumeaux, les mythes díOedipe et de Thésée,
ainsi que le Mysterium conjunctionis de Jung, le couronnement de son oeuvre
qui est consacré à la conjonction des opposés en alchimie
et dans la psychologie des profondeurs. Viennent ensuite quelques réflexions
sur Dieu, le Soi, la vacuité et leurs symboles qui seront utiles
pour mieux situer les interprétations qui suivront Nous ferons une
présentation du Cantique des cantiques et discuterons le pourquoi
et le comment de líinterprétation díun texte sacré; cela
servira en fait à introduire le commentaire complet du Cantique
qui constitue la quatrième partie.
La cinquième partie, Scènes de la vie de
Jésus, applique les clés interprétatives établies
dans les parties précédentes à certains épisodes
importants des Evangiles, et pour conclure, à deux visions de líApocalypse.
Beaucoup díautres épisodes de la vie de Jésus auraient pu
être commentés, mais ceux qui ont été traités
suffiront à donner une idée de la fécondité
des rapprochements avec le Yoga. Dans cette dernière partie du livre
on ne trouvera aucune note, alors quíil y en a un bon nombre dans
les premières; en effet, il síagissait au début de situer
líascension intérieure et le mariage spirituel en se référant
à diverses traditions et écrits mystiques, díoù líutilité
de nombreuses citations; quand on en arrive aux Evangiles, par contre,
le style devient plus méditatif, entre les scènes de la vie
de Jésus et líexpérience intérieure síétablit
un dialogue, cíest celui-ci que jíai essayé de transcrire en líallégant
de toute référence extérieure.
Je vis depuis quinze ans principalement en Inde et je
suis maintenant souvent en ermitage dans líHimalaya. Cíest là, juste
en face du massif de la Nanda Dévi qui domine le nord de líInde
de ses 7860m que jíai rédigé cet ouvrage. Líenseignement
spirituel que je suis est celui de Ma Anandamayi et si je ne cite pas en
détailses paroles tout au long de ce texte cíest parce que
je sais que son influence est là directement à líintérieur
de moi-même. Ce livre est venu comme une phase de mon itinéraire
entre líOrient et líOccident, entre líInde et la France. Dans Le Maître
et le thérapeute (1991), jíai parlé de la relation avec líenseignant
spirituel, cíest un aspect important dès le début du chemin;
puis dans Eléments de psychologie spirituelle (1992) et Méditation
et psychologie (1996) , jíai approfondi les conditions psycho-spirituelles
nécessaires pour que líintériorisation méditative
puisse aider à se guérir soi-même et finisse par produire
son fruit qui est la joie spirituelle ainsi que le sens de líunité
avec le monde et les autres. Jíai aussi parlé dans ElémentsÖ
de la différence entre hindouisme et christianisme dans le mode
de transmission spirituelle. En 1995 sont venues deux études comparatives,
líune sur líenseignement des moines du désert des débuts
du christianisme (hésychasme) en rapport avec le védanta
, et líautre plus générale sur le non-dualisme et la mystique
chrétienne . Cíest un texte avec des thèmes de réflexion
plus larges qui fait un bon complément au présent ouvrage.
Il était naturel que celui-ci soit venu à la suite des livres
précédents, car le mariage intérieur est un couronnement
de líexpérience méditative.
Chapitre 1 L'ascension intérieure
Oui, je me souviens,
et mon âme s'épanche au-dessus de moi
(Psaume 42 5)
Du "Vers toi, Seigneur, j'ai élevé mon âme" au
"lève-toi vers toi-même"
Ad te, Domine, levavi animam meam "vers toi,
Seigneur, jíai élevé mon âme". Cíest le chant qui ouvre
líannée liturgique, la première pièce du graduel quand
on ouvre un livre de chant grégorien. On pourrait dire que tout
le mouvement de líannée liturgique est déjà contenu
dans cet élan, cette montée initiale des premiers mots. Et
si jíavais été un moine médiéval et que jíavais
voulu faire tenir tout ce message dans líenluminure du A initial, à
la fois début de líalphabet et début de líannée, jíaurais
représenté une colombe qui évoque, nous le verrons
ci-dessous, líessor de líénergie-esprit en nous le long de líaxe
central. Cette âme-souffle qui síélève répond
comme un écho au lekh lekha, Lève-toi vers toi-même
du Cantique (2 10) dont nous reparlerons dans notre commentaire (partie
IV). Le rapprochement des deux suggère líharmonisation de
la voie de la dévotion et de la voie de la connaissance à
partir díun certain niveau díévolution. La véritable ascension
intérieure níest pas le contraire, mais le complémentaire
de líenracinement. Líassociation de ces deux forces nous étire et
grandit entre terre et ciel et nous permet díavoir, selon líadage bien
connu, "la tête dans le ciel et les pieds bien sur terre".
Les chrétiens grecs parlent d'eirénikê katabasis, la
descente paisible dans l'hésychasme. De même que deux billes
lancées dans un bol finiront par se retrouver au fond, immobiles
l'une contre l'autre, de même notre conscience des latéralités
se dirige vers un axe central où elle finit par venir se reposer.
Puisque nous avons commencé par parler de la tradition
chrétienne, nous pouvons mentionner le Lève-toi et
marche de Jésus aux infirmes. Il y a en chacun une énergie
qui doit se lever si nous voulons que "ça" marche en nous. Cíest
cela le vrai miracle de la rencontre avec le spirituel, quíil se présente
sous forme subtile ou incarnée dans une personne physiquement présente.
Pour que cette rencontre porte son fruit, il faut évidemment que
le sujet qui a une demande de son côté ait confiance. Cíest
pour cela que le Christ dit Va, ta foi tía sauvé. Líélévation
de cette énergie intérieure a un pouvoir magnétique,
si líon peut dire, sur le mental et permet une absorption complète
de celui-ci. Cíest líinterprétation spirituelle du Christ annonçant
sa crucifixion : une fois élevé de terre, jíattirerai tous
les hommes à moi (Jn 12 31). Il se compare aussi en cela au
serpent díairain de Moïse dressé dans le désert, ce
qui est un archétype on ne peut plus explicite de montée
díénergie. Quand celle-ci síélève le long de cet arbre
de vie quíest la colonne vertébrale, elle permet à la conscience
de voir son Bien suprême, de même que Zachée avait grimpé
sur un arbre pour voir Jésus et être vu de lui (Lc 19 1-4).
Notre corps mental est comme une barque dans la
tempête. Si la colonne se redresse, si líénergie síéveille,
la fureur des flots síapaise comme par magie. Cíest une façon intérieure
de lire líépisode de Jésus qui dormait dans la barque de
ses disciples quand survint une tempête sur le lac; en se réveillant,
il a ordonné à celle-ci de se calmer.
Nous allons développer en détail ce thème
de líascension, car líinterprétation subséquente de textes
de líAncien et du Nouveau Testament ainsi que de certains récits
de líInde et de la Grèce en dépend. Líabondance des images
ainsi que la diversité des lieux et des époques díoù
elles proviennent feront plus que de longs développements théoriques
pour rendre compte de líimportance de líascension intérieure
dans les traditions spirituelles et de la façon dont elle síincarne
comme en un microcosme dans le sujet qui síintériorise.
Pour commencer par le début, líhomme est un animal
traversé par la verticale. Par rapport aux quadrupèdes qui
ont la face tournée vers le sol où ils espèrent indéfiniment
trouver quelque nourriture, líhomme est en position pour regarder líhorizon,
cíest-à-dire quíil est capable de voir beaucoup plus loin que lui-même.
Ce redressement, on le sait, a permis líouverture de la région laryngée
et líapparition de la parole, donc líémergence de cette conscience
qui lui est extrêmement liée. De même, dans líhistoire
de líindividu, le nouveau-né peut à peine tenir le dos droit
et ne parle pas, puis peu à peu il se redresse, díabord assis puis
debout et parallèlement développe la capacité de síexprimer.
Il en va de même dans líévolution spirituelle: au début
nous sommes voûtés, le mental plein de soucis et níarrivons
même pas à exprimer notre aspiration intérieure, puis
petit à petit nous nous redressons, nous émergeons du marécage
de nos préoccupations et nous pouvons apercevoir la ligne díhorizon,
et même un peu de ciel au-dessus. Ainsi se vérifie jusque
dans le spirituel cette loi bien connue de la biologie: líontogénèse,
cíest-à-dire le développement de líindividu résume
la phylogénèse, cíest-à-dire celui de líespèce.
Avant de se mettre à la pratique, le sujet ne perçoit
guère son dos, il est comme invertébré du point de
vue de la conscience; puis petit à petit sa posture se redresse
et il acquiert si líon peut dire la dignité des êtres vertébrés:
mais cíest tout un travail de réussir à redresser líanthropopithèque
en nous. Avant cela, nous sommes bons pour mériter les célèbres
insultes du Capitaine Haddock, non seulement anthropopithèque, mais
aussi australopithèque et jíen passeÖMême si nous ne réussissons
pas complètement ce redressement, nous aurons eu au moins la satisfaction
díavoir mis un peu díordre, díavoir imprimé une certaine directivité
ascendante à cette agitation du mental et des sensations qui sans
cela est réellement "sans queue ni tête". Il s'agit
de déplier le corps pour déployer l'âme, et, de toutes
façons, líascension est une nécessité pour éviter
bien des désagréments. Héraclite ne disait-il pas:
"Tout ce qui rampe reçoit sa part de coups ". Rûmi indique
clairement la force qui nous fait nous redresser: "par l'amour, ce qui
était courbé est devenu droit, sans l'amour, ce qui était
droit devient courbé ". Ailleurs, il dit encore plus directement:
"Lève-toi et purifie-toi de toi-même ."
Le mot autorité vient du latin auctoritas qui est
de la même racine quíaugmentation: quand líénergie monte,
augmente dans le dos, une autorité, une prestance, un charisme naturel
se dégage de notre personne. Ne dit-on pas d'ailleurs "avoir de
l'ascendant"? A ce moment-là notre force vitale se transforme naturellement
en pensée, puis en conscience pure. Cicéron avait sans doute
pressenti cela quand il disait en un formule brève mais pleine:
"Pour líêtre docte, vivre, cíest penser ".
Le corps-montagne
Pour cette partie, nous prendons appui sur le beau livre
de Marie-Madeleine Davy sur La montagne et sa symbolique , et un certain
nombres de références que nous donnerons viendront de celles
quíelle a rassemblées grâce à ses lectures étendues
sur le sujet. Elle mentionne déjà Samivel quíelle connaissait
personnellement. Il écrit dans líintroduction à un de ses
livres sur la montagne: "Nous allons aborder un grand sujet, peut-être
le sujet des sujets, le rapport de líhomme avec la hauteur ." Au
Moyen-Age, quand quelquíun voulait prendre la vie monastique, on disait:
"il, ou elle part pour la montagne " ou "il, ou elle monte au désert".
Les deux sont díailleurs traditionnellement liés, le désert
préparant à la montagne, le détachement amorçant
la montée de líénergie chez le contemplatif. Le sommet de
la montagne est líendroit sur lequel tombe la foudre, il est un pilier
qui soutient le ciel et le lieu des noces de celui-ci avec la terre. Dans
une des versions de la Table Ronde, cíest en haut de la montagne de Montsalvat
que se trouvait le calice du Graal que cherchaient les Chevaliers du roi
Arthur. Calice et montagne ont díailleurs tout deux une forme conique qui
se répond comme en miroir. Le Graal peut alors correspondre aussi
à ce centre quíon peut sentir síouvrir au sommet de la tête
comme un calice orienté vers le ciel et dans lequel l'Inde voit
un lotus. Sommet peut se dire ras en arabe, shir en hindi, deux mots qui
signifient également tête. De même, dans certaines
régions de France, on peut parler de tête pour désigner
un sommet. Le contact entre le haut et le bas síétablit tel un arc
électrique entre deux pôles de charges opposées et
le schéma corporel habituel est comme effacé, "mis à
plat" dans líexpérience díunité. Nous retrouverons cela évoqué
de multiples façons tout au long de cet ouvrage. Cette communication
directe entre le haut et le bas est aussi ressentie dans le corps, ainsi
peut-on comprendre par exemple: Le Seigneur est dans les hauteurs
et il ne voit que celui qui est humble (Ps 138 6) ou alors : Les vallés
síentrouvent sur líEternel (Michée 1 4). Elle est possible grâce
aux canaux subtils dans lesquels circule le "vent" de líénergie.
On peut interpréter dans ce sens le Psaume 104 4: LíEternel fait
des vents ses messagers. Nous parlerons plus des canaux dans le chapitre
3 de cette partie.
Le grand poète chinois Li Po (701-762) écrit:
Les gens demandent:
Pourquoi habiter la montagne de jade?
L'esprit libre, je ris sans répondre...
Monde au-delà du monde .
Le jade est légèrement transparent, il évoque le corps
subtil du méditant à la fois aérien et immobile comme
une pierre précieuse. Les courants díénergie síy déplacent
aussi rapidement que la lumière dans un joyau. Ceci amène
à une joie au-delà du mental (je ris sans répondre),
la joie du Soi qui observe (monde au-delà du monde). Nous reviendrons
à ce symbole à propos du centre de la couronne.
Un autre poème chinois, cette fois-ci de Tao-tseu,
est intéressant pour sa symbolique ascensionnelle:
Canne au poing, je recherchais l'ermite
Par un chemin abandonné en travers du temps
Comment accéder à sa grotte dans la paroi?
La montagne résonne comme son luth .
La canne au poing signifie la maîtrise de líénergie
vitale qui circule dans la colonne. Nous n'avons díhabitude pas conscience
de celle-ci (chemin abandonné), mais quand nous expérimentons
son éveil, le mental s'arrête et donc le temps est suspendu
(abandonné en travers du temps). Ce chemin nous mène à
la tête (grotte dans la paroi) où nous pouvons percevoir le
son intérieur, dont la forme pulsatile est díhabitude comparée
à un son métallique, pincement de corde ou tintement de cloche
(la montagne résonne comme son luth). Nous parlons plus en détail
du son intérieur dans Líécoute du silence qui forme la dernière
partie de Etre en paix, être en soi (à paraître, en
collaboration avec Michel Jourdan).
M.M. Davy a bien senti quíil y avait un rapport entre
la montagne et le corps puisquíelle a intitulé une section de son
livre líhomme-montagne. Cependant, elle ne lía pas développé
explicitement comme nous le faisons dans cet ouvrage. Je pense que cíest
parce quíelle níavait pas de pratique régulière de méditation
selon les voies orientales ou la cabbale, où le corps subtil et
son fonctionnement est explicité de façon beaucoup plus claire
que dans la tradition chrétienne. Dans celle-ci, il est difficile
de parler directement de celui-ci à cause de la prépondérance
donnée à la dévotion.
Un microcosme qui monte
Cíest une sorte de postulat traditionnel bien connu que
le microcosme correspond au macrocosme. Nous allons voir maintenant comment
articuler les deux à propos du thème de cette partie, líascension
intérieure. Nous pouvons déjà dire que celle-ci, vécue
sur le plan subtil du rêve éveillé, a un pouvoir thérapeutique
en soi. On se rapportera à ce propos à líoeuvre de Desoille
et de ses successeurs. Michel Random a publié un livre où
il évoque de façon littéraire le vécu du corps
du méditant. Pour les débutants, il est important de mentionner
que, bien que le corps subtil soit quelque chose quíon arrive à
sentir clairement, il níy a pas lieu de chercher à diriger les yeux
ouverts ou fermés vers la partie que líon veut percevoir.
Le regard reste au repos pendant quíon travaille sur une partie ou
une autre de ce corps. Son nom "subtil" évoque quelque chose de
moelleux, et cíest vrai. Il est agréable à sentir. En sanskrit,
le mot subtil, sukshma, est proche du mot sukha, plaisir, joie; paramsukha
est la joie suprême de la Réalisation. Le Soi peut être
qualifié par ailleurs de param sukshma, suprêmement subtil,
on dit dans la Bhagavad Gita quíil est plus subtil que líatome (8 9).
Construire le corps subtil, cíest síédifier soi-même
au double sens du terme, se bâtir ou se sanctifier. Líénergie
qui permet cela, cíest celle de líamour qui síélève en nous
comme une flamme perpétuelle vers le divin. En ce sens, Saint Paul
dit: scientia inflat, caritas aedificat, la science rend vain, la charité
édifie. (1 Cor 8 1). Le corps subtil est un échafaudage,
mais il est mis à bas à chaque fois que líon parvient à
aller au-delà du corps et du mental en méditation. Son vécu
est changé par la maladie physique ou psychique, par líamour, par
líivresse et par líexpérience mystique.
Bernard de Clairvaux fait allusion aux sept degrés
de líascension intérieure qui permettent au fidèle díarriver
à la montagne des montagnes. Dieu repose alors en lui . Tauler indique
que cíest "dans líhomme que le Christ fait son ascension" (Ibid.) et que
cíest là quíon doit comprendre ce processus évoqué
par Saint Paul: Le Christ montant dans les hauteurs y a conduit captive
la captivité (Ep 4 8). Dans 1 Cor 11 13, Paul dit: La tête
de tout homme, cíest le Verbe, la tête de la femme, cíest líhomme,
et la tête du Verbe, cíest Dieu. Cíest comme si on avait une imbrication
de têtes montant de la femme à Dieu par líintermédiare
de líhomme et du Christ. Cela fait penser à cette représentation
díune colonne de têtes qui monte jusquíau ciel au-dessus díun bouddha
paisible et souriant.
Líénergie spirituelle a tendance à monter
si on ne lui fait pas obstacle de façon aussi naturelle que la pierre
a tendance à descendre quand elle nía plus de support. Díaprès
Grégoire de Nysse, "si nous montons en délaissant les ténèbres
terrestres, nous deviendrons lumineux en approchant la lumière véritable
du Christ" ou encore "cíest chose légère que la vertu et
qui porte en haut". Díaprès Isaïe (60 8), ceux qui se laissent
porter par la vertu volent comme des nuages et comme des colombes avec
leurs petits. Se laisser porter par le vent correspond à líouverture
des canaux díénergie dans le Yoga. Nous avons en nous dans les régions
souterraines comme une nappe phréatique qui est sous pression. Si
nous lui ouvrons le passage par une sorte de forage artésien dans
le corps subtil, elle se mettra à jaillir spontanément et
continûment. Si les canaux latéraux peuvent être
comparés à deux arcs-en-ciel symétriques, le canal
central correspondra au trajet de la foudre. Nous évoquons ici la
symbolique du Vajrâyâna (le véhicule de la foudre) dans
le bouddhisme tibétain où líon parle aussi du corps díarc-en-ciel.
Pour en rester à cette tradition, líoffrande díun bol díeau pure
qui est courante dans les rituels peut être interprétée
du point de vue corporel comme la montée de líénergie purifiée
du bassin vers la tête.. Celle-ci, ou plus précisément
le crâne, évoque un bol inversé, sans eau: quand le
mental est vide, celui qui offre, celui à qui líon offre et líoffrande
ne font plus quíun.
Le vide du mental aspire líénergie vers le haut
aussi naturellement que la dépression à líintérieur
de la seringue y fait monter le liquide. De même, le vide du
ciel associé à la chaleur du soleil fait évaporer
líeau de mer saumâtre et fait pleuvoir de líeau douce sur les montagnes,
dont les pentes deviennent verdoyantes et fécondes. Ceci évoque
bien ce vide du mental qui, associé au soleil du désir brûlant
de líAbsolu, provoque la transmutation de la force vitale en force spirituelle
et en compassion (la pluie sur les pentes de la montagne). Si nous sommes
attentifs, chaque inspiration peut être une évaporation, une
sublimation et chaque expiration une condensation et une fécondation.
On peut comparer cette énergie ascendante dans
líaxe central du corps à une fontaine qui se renouvelle indéfiniment.
Cette image est díailleurs utilisée par Nicolas de Cues (XVe siècle)
pour évoquer le divin. Dans un style plus oriental, Sawant Singh,
connu pour son enseignement sur la pratique de l'écoute du silence
disait: "L'amour est une fontaine de parfum dans le jardin de la vie" .(
Elle est aussi comme un fleuve qui rebrousse chemin. Dans les Psaumes,
un des signes de la présence de Dieu est le Jourdain qui revient
en arrière. (Ps 114 3). Le nom du centre à la base de la
colonne vertébrale en Yoga est mûlâ-dhâra. Si
on allonge le a final, cela donne dhârâ signifiant le courant:
il síagit de ce courant fondamental de vie díoù provient la rivière
ascendante de líénergie. A ce moment-là, les chakras sont
comme des lacs sur son cours qui se subdivise en trois parties au niveau
du dos pour se réunir à nouveau au niveau de la tête,
délimitant ainsi deux îles qui sont les deux côtés
du dos. Cette rivière intérieure níest pas différente
de cette Loi de YHWH que le juste, évoqué dès
le premier psaume, murmure jour et nuit: Il est comme un arbre planté
auprès des cours díeau: celui-là portera fruit en son temps
et jamais son feuillage ne sèche; tout ce quíil fait réussi
(1 3). Cíest ce torrent intérieur dont on parle dans un autre psaume
et où líon peut se désaltérer pour continuer le combat
de la pratique méditative sans se laisser aller à la somnolence
qui fait tomber la tête vers líavant: A ta droite, Seigneur, il fait
justice des nations; au torrent il síabreuve en chemin, cíest pourquoi
il redresse la tête (Ps 110 7). Le prophète Amos dit
: je hais vos sacrifice, mais la doctrine sort comme un courant d'eau,
et la justice comme un torrent qui jamais ne tarit. (Am 21 24) La notion
de justice implique l'idée de juste milieu, et donc l'image peut
suggèrer un torrent dans l'axe du milieu.
Nous présenterons à la fin de la troisième
partie Madame Guyon, la seule femme à notre connaissance à
avoir écrit un commentaire complet du Cantique (1683). Nous verrons
quíil y a une notion qui lui est si chère quíelle a créé
un mot nouveau pour la désigner : le recoulement, c'est-à-dire
le reflux de la rivière de líâme vers son origine divine.
La colonne vertébrale est aussi souvent comparée
à líarbre de vie du Paradis ou à líArbre de Jessé:
celui-ci est issu de son ventre et en son sommet siège le Christ.
Cet arbre de Jessé est représenté entre autres dans
un célèbre vitrail près du grand portail de la cathédrale
de Chartres. Les chamanes qui montent en vision líarbre sacré évoquent
également líascension de líénergie le long de la colonne.
Ceci est relié au vol sacré qui semble exister depuis la
préhistoire. Comme la sève dans líarbre, la vocation de líénergie
intérieure est de monter et de síépanouir. Cíest sans doute
le sens spirituel du célèbre commandement divin: Croissez
et multipliez que beaucoup se contentent de comprendre seulement au niveau
physique.... Dans líhindouisme, on parle souvent du kalpataru, líarbre
(taru) qui réalise tous les souhaits (kalpa). A ce propos, on peut
aussi penser en occident au mât de cocagne. Nous renvoyons à
Mircea Eliade qui a beaucoup étudié le symbolisme de líarbre
sacré .
Jean de la Croix a écrit tout un livre sur la Vive
flamme díamour qui est cette énergie de líEsprit-Saint
qui monte régulièrement en nous et nous élève
vers le Père. Dans le signe de croix, le Fils est placé au
niveau du ventre, le Père à celui du troisième oeil
et líEsprit est situé en position intermédiaire. Celui-ci
peut faire monter le Fils vers le Père mais seulement à condition
que nous donnions notre consentement, cíest pour cela quíil est placé
au même niveau que notre Amen.
Le Bouddha, quant à lui, est représenté
à Amavârati comme une colonne de lumière. Il affirme
quíaprès un discours il est devenu comme une flamme et síest élevé
dans les airs jusquíà une hauteur de sept palmiers . Ceci évoque
bien sûr líascension de líénergie dans les sept chakras, ce
qui tendrait à montrer quíils étaient connus par tradition
orale plus tôt quíon ne le pensait.
Líaxe central du corps est une cheminée avec un
feu central qui brûle à sa base. Si líon voulait interpréter
dans ce sens un archétype populaire, on pourrait parler de cigognes
et de Père Noël. La cigogne de la discrimination (le long bec)
a fait son nid à líextrémité supérieure de
la cheminé (le troisième oeil) et les cadeaux divins apportés
par le Père Noël descendent aussi à travers cette cheminée.
Ils sont également associés au dos du Père Noël
car ils sont placés dans sa huche. Encore faut-il avoir préparé
ses chaussures pour le recevoir, cíest-à-dire síêtre détaché
des désirs habituels qui collent à la peau, comme les souliers
collent aux pieds. Ceux-ci, on le sait, sont associés à la
sensualité. Dans une autre civilisation, líInde, on ne peut voir
des êtres spirituels que la trace de leurs pieds. Cíétait
au moins ainsi dans le bouddhisme et vishnouisme primitif, qui níont
laissé en guise de statue que des traces de pieds du Bouddha et
de Vishnou sur des rochers.
Quand un oiseau en haut díune vallée se met à
planer près du col, il peut profiter du courant díair ascendant
pour monter sans même battre des ailes. De même, líénergie
de celui qui sait méditer síélève à travers
le dos et le cou jusquíà la tête sans quíil ait besoin de
faire díefforts. Quand YHWH dit à Moïse qui arrive au Sinaï,
et à traverslui lui au peuple d'Israël: je vous ai emporté
sur des ailes d'aigles et je vous ai amené vers moi (Ex 19 3), cela
ne peut guère se comprendre que du point de vue de l'ascension intérieure.
Platon et la tradition occidentale à sa suite considèrent
souvent líâme qui síéveille à un oiseau qui prend son
essor: "Líâme, délivrée de ses attaches terrestres,
síélance légère et rapide vers les hauteurs, laissant
les choses díen bas pour síenvoler vers le ciel. Si rien ne vient
díen bas interrompre son élan ?comme la nature du Bien a la propriété
díattirer à soi ceux qui lèvent les yeux vers elle- líâme
síélève toujours díavantage au-dessus díelle-même,
tendue vers le désir des choses célestes, vers ce qui est
en avant" . Je sais que cette vision peut sembler désincarnée
à certains, mais on doit reconnaître quíelle síest enracinée
dans la conscience des générations successives depuis vingt
cinq siècles: pour une idée désincarnée, on
peut dire quíelle a líincarnation longue, pour ne pas dire la vie
dure.
Grégoire de Nysse a une intuition importante quand
il dit :"On pourrait définir líorgueil comme une montée vers
le bas" . En effet, celui-ci prend son appui sur la base du corps comme
la colère et la force sexuelle. En psychanalyse, on parle de la
psychorigidité du tempérament obsessionnel et anal. Cela
va dans le même sens. Même quand on en arrive au visage, líorgueil
continue à être une montée vers le bas. Il amène
la conscience vers le bas de la tête en faisant crisper les mâchoires
et pincer les lèvres, et et dansz le tiers supérieur de la
tête, nous noue aussi le bas du front en faisant froncer les sourcils.
La mort permet líenvol de líoiseau de líâme et donc
la libération. Une iranienne mía raconté cet épisode
récent díun maître dans líartisanat des tapis persans qui
était aussi un soufi. Il avait accepté díenseigner
son art dans les prisons, mais à une condition: que les autorités
pénitentiaires libèrent immédiatement celui de ses
élèves qui aurait réussi un vrai chef-díoeuvre. Líun
des prisonniers passa des mois entiers à tisser une scène
avec un oiseau en cage mais dont líombre était en dehors de celle-ci
et paraissait síenvoler. On y reconnut un chef-díoeuvre et on le libéra.
Dans le village de líInde, sur les bords du Gange, où je vis souvent,
la coutume est díacheter un oiseau en cage; cela se fait aussi ailleurs
dans le pays. Ce níest pas pour le garder dans un appartement, mais cíest
juste pour ouvrir la porte de sa prison et quíil puisse síenvoler. En hindi,
le corps, et le monde matériel en général peut se
dire pinda, et la cage est appelée pindjara, la proximité
des deux pots est un enseignement en soi .
Au départ, le dos est dur comme une croûte
terrestre; mais ensuite une faille se crée et la lave díen bas peut
síinfiltrer comme une veine de feu, jaillir à la surface et former
un cône de volcan en se déversant sur les côtés.
Parfois le volcan explose et cela entraîne certes des dégâts
mais les populations suffisamment prudentes peuvent quand même profiter
de ses pentes fertiles pour y établir des cultures, et, pourquoi
pas, prendre avantage des hautes températures de la lave là
où elle affleure pour installer une centrale thermiqueÖ
Répétons-le, la concentration sur
líénergie ascendante et le corps subtil níest pas une fin en soi;
elle níest quíun moyen, un tremplin pour "sauter" au-delà
du corps et du mental et élargir ainsi de façon considérable
son horizon spirituel. Quand on a un minimum d'expérience dans ce
sens, on sait bien que c'est la direction à suivre, même si
certains la critiquent de l'extérieur. On pourrait comparer líénergie
qui monte à un gant retourné vers le bas quíon met à
líendroit en orientant les doigts vers le haut. Cíest ce "retournement
en doigt de gant" qui permet à la situation de redevenir normale.
En langage yogique, líéléphant gris représenté
dans le chakra de la base devient éléphant blanc dans le
chakra du cou, on est monté de líélément terre à
líélément éther, et on est mûr pour passer au
deux chakras supérieurs dans la tête qui correspondent à
líélément spirituel.
Dans cette ascension de líénergie du terrestre
vers le céleste, un stade important est celui des omoplates, cíest-à-dire
celui de la naissance des ailes. Socrate parlait de la "démangeaison
des ailes qui naissent" : líanimal devient ange, le cheval devient
Pégase ou bien se transforme en cette jument Boqar qui a emmené
le Prophète Mohammed vers le ciel pendant la nuit du miërâdj
pour quíil y ait la révélation des mystères divins.
Dans la Bible, on demande parfois au Seigneur de se réveiller. En
Inde, on le fait chaque matin au temple de Tirupati, certainement le plus
grand pèlerinage du pays. On interpelle Venkateshvar, le dieu qui
y réside en lui disant :"Lève-toi, Seigneur, pourquoi dors-tu?"
I 3 A l'odeur tes huiles sont bonnes, ton nom est une huile jaillissante;
aussi les nubiles t'aiment.
Les odeurs sont souvent mentionnées dans le Chant des chants.
Elles sont comme les notes de musique dans une symphonie aromatique. Elles
évoquent la subtilité pénétrante et dépourvue
de formes de l'amour spirituel, nous développerons cet aspect plus
en détail dans la suite du commentaire. Nous pouvons cependant déjà
dire que les fumées du sacrifice ou de l'encens qui montent en volutes
sont comme les maillons d'une chaïne subtile et parfumée qui
relie le haut et le bas, elles dessinent un canal de communication entre
les deux zones. Le Zohar dit: Il est une odeur qui s'élève
de bas en haut comme l'odeur du sacrifice car il s'agit d'une odeur qui
monte et noue les liens l'un avec l'autre et les enchaîne l'un à
l'autre jusqu'à ce que tout devienne un unique lien et une unique
lumière .
Ton nom est une huile jaillissante : c'est à mon
sens une des expressions du Cantique qui peut être la plus richement
commentée. En dénombrant les interprétations
qui me viennent à l'esprit, j'en vois bien une douzaine qui se complètent
les unes les autres.
1. Le 'nom' évoque cette forme fondamentale de prière
qu'est la récitation du Nom divin. Au début, celle ci est
rythmique, à voix haute, plus ou moins saccadée car il faut
bien des temps pour inspirer à nouveau. Elle fait penser à
un courant d'eau plutôt maigre, goutte à goutte. Puis la récitation
s'intériorise, et en même temps elle devient plus continue,
elle peut même se poursuivre durant le sommeil. A ce moment-là
elle est vécue comme aussi régulière et lisse qu'un
courant d'huile et procure une félicité qui ne trompe pas.
Celle-ci produit sur le visage une lumière, un charisme qui attire
même les débutants sur le chemin spirituel: c'est pourquoi
il est dit, aussi les nubiles t'aiment.
2. Le Nom est récité sur le souffle. Même si on
cesse la récitation du Nom, il faudra bien que le souffle continue.
Ce qui rend le souffle irrégulier, c'est la peur, la colère,
la tension, c'est-à-dire le contraire de l'amour. Et une conscience
complètement continue du souffle jaillissant comme un courant
d'huile provoque une absorption dans le souflle même de toutes ces
tensions, de toutes ces sensations-pensées débutantes qu'on
peut considérer comme ces 'nubiles' qui veulent s'absorber dans
le bien-aimé sous forme de souffle.
3. Au-delà de la récitation du Nom vient, nous l'avons
vu au verset 1, l'écoute du silence: le bruissement de celui-ci
est également continu comme un jaillissement d'huile et il absorbe
les représentations mentales débutantes, c'est-à-dire
les adolescentes aussi sûrement que l'océan dissout l'eau
douce d'une source située dans les sables des profondeurs.
4. De façon générale, quand le courant de concentration
vers un objet devient régulier comme un jaillissement d'huile, l'absorption
méditative survient, accompagnée d'une félicité
fondamentale. Il y a même un aphorisme du Yoga là-dessus,
tailadhârâvat, (la concentration doit être) continue
comme un courant d'huile.
5. Nous verrons dans la suite du texte la correspondance entre la fontaine
avec son jet d'eau centrale sortant d'un bassin, et la montée de
l'énergie vitale issue du bassin à travers l'axe central
du dos. Pour Nicolas de Cues, la fontaine qui s'auto-renouvelle indéfiniment
est un symbole approprié du Divin. Quand ce jaillissement réussit
à être aussi régulier qu'un jet d'huile, il attirera
les 'nubiles', c'est-à-dire les courants de sensations latéraux
qui n'ont pas encore consommé l'union avec le courant central, que
ce soit au niveau du coeur ou du front.
6. Dans une lampe, l'huile monte à travers la mèche et
jaillit sous forme de flamme. Le corps du contemplatif est une lampe à
huile, le bassin correspond à la coupelle de terre, l'énergie
qui y est contenue à l'huile, la colonne à la mèche
et la flamme à l'illumination qui vient comme toucher de sa pointe
l'écran du front. Quand les courants de sensations montent dans
l'axe central aussi régulièrement et verticalement que la
flamme dans une chambre où il n'y a aucun courant d'air, la tradition
du Yoga nous dit que le pratiquant est proche du but.
7. Si on mélange l'eau et l'huile et qu'on laisse reposer, c'es
l'huile qui finira par surnager. De même, la pratique du Nom fera
que celui-ci finalement flottera pour ainsi dire au-dessus du mental. Les
chrétiens se souviendront de la parole de Paul disant que le Christ
a reçu un Nom au dessus de tout nom.
8. L'utilité d'un Nom est d'amener Dieu à habiter en
nous. En ce sens, tous les Noms de Dieu signifient Emmanuel, 'Dieu avec
nous' et jaillissent, naissent comme le Sauveur à la période
de Noël.
9. Le jaillissement peut redescendre à la manière de
l'huile qui s'écoule sur la tête et la barbe d'Aaron; ceci
évoque l'aspect apaisant de la récitation du Nom qui rend
agréable et profitable le fait d'habiter en frères tous ensemble.
(Ps 133 1,2). A ce moment-là le Nom se répand dans tout le
corps, il est installé dans chacune de ses parties comme s'il y
était imprimé. Dans ce sens, le Bien-Aimé dit à
l'amant en 8-6 Place-moi comme un sceau sur ton bras. Dans l'hindouisme,
cela fait partie du rituel quotidien que de 'placer' le Nom de Dieu dans
chacune des parties du corps (nyâsa).
10. L'huile n'est pas seulement une substance qui peut éclairer,
nourrir, soigner, elle aussi utilisée pour l'onction royale. Comme
l'amant est associé au Roi de paix, il n'est pas surprenant que
son Nom soit une huile jaillissante.
11. Réciter le Nom de Dieu paraît à beaucoup un
gaspillage de temps. C'est aussi un gaspillage qu'on avait reproché
à Marie-Madeleine à Béthanie (Mt 26 10) quand elle
avait brisé un flacon de nard pour parfumer la tête de Jésus.
12. Pour terminer cette évocation des différentes interprétations
du nom comme huile jaillissante, on peut mentionner la version vieille
latine de cette expression unguentum exinanitum nomen tuum 'Ton Nom est
une huile qui se vide'. Il y a un moment où l'énergie pour
réciter le Nom s'épuise naturellement, survient alors un
vide, un silence mental complet qui est synonyme de contemplation profonde
I 4 Tire-moi derrière toi, courons!
Le roi m'a fait venir en ses intérieurs
Jubilons, réjouissons-nous en toi!
Mémorisons tes étreintes mieux que le vin! Les rectitudes
t'aiment.
Du point de vue yoguique, l'amant correspond au pôle
céleste, à la conscience pure et à la tête,
l'amante au pôle terrestre, à l'énergie vitale et au
bassin. Nous reviendrons régulièrement à cette double
polarité. La conscience attire l'énergie vers le haut et
celle-ci 'court' derrière son amant qui a la présence aussi
magnétique qu'un aimant.
Après avoir rédigé ce qui me venait
à l'esprit sur le Cantique, j'ai reçu et pu lire le livre
du Zohar qui lui est entièrement consacré et qui a été
traduit pour la première fois en langue occidentale par Charles
Mopsick en 1999. On y donne une interprétation similaire de ce verset:
Au
moment où le désir s'élève par le secret du
sacrifice, l'amante monte et dit à son bien-aimé (situé
dans le coeur, au niveau de la sephira Tiphéret): 'Entraîne-moi!
Tend la main vers moi pour me faire monterÖet si Tu ne m'entraînes
pas vers Toi, l'agrément et la volonté d'en haut ne résideront
pas sur Toi, car un mâle sans femelle, les bénédictions
ne s'établissent pas sur lui .' Le traducteur fait remarquer
que cette formule est maintes fois répétée dans le
Zohar. Nous retrouvons ici clairement exprimés les thèmes
d'ascension intérieure et d'union mystique qui forment le noyau
du présent ouvrage. Puique nous faisons des comparaisons avec le
Yoga, il y a un autre commentaire du Zohar sur ce verset qui évoque
fortement le bindu au-dessus du chakra de la couronne: Remarquez
que la couronne suprême est constituée de soixante-douze lumièrse
forméees en cercle au centre duquel se trouve un 'Point' dont tout
le cercle tire l'aliment; c'est le Saint des saints, le séjour de
l'Esprit de tous les esprits; c'est le centre de toutes les forces, c'est
le centre du centre. Quand ce 'Point' se déplace, toutes les lumières
qui forment un cercle autour de lui se déplacent également,
ainsi qu'il est écrit Attire-moi, courons après toi! Quand
l'énergie féminine monte jusqu'au coeur suivant l'axe central,
elle induit une expansion. Il est écrit dans ce sens:'J'ai couru
dans la voie de tes commandements, et tu as dilaté mon coeur
(Ps 118 32)
Il y a ensuite une incertitude: on ne sait pas très
bien si le roi est le même que l'amant désigné par
le toi qui vient juste après. De même, pourquoi la bien-aimée
qui paraissait seule se met à dire soudain nous: Réjouissons-nous?
Dans l'interprétation que nous allons suivre tout au long de ce
poème, le Roi en ses intérieurs correspond au Soi, et le
toi
de l'amant au maître spirituel ou au Dieu perrsonnel, au Toi divin.
Ces deux derniers peuvent à notre sens être considérés
comme des manifestations du Soi. Il y a donc une relation étroite
entre Roi, Soi et Toi. C'est une façon possible d'entendre l'incertitude
entretenue par le texte. Sans vouloir se lancer dans une sorte de
cabbale francophone, on peut quand même s'étonner qu'en français
les premières lettres de ces trois mots suivent l'ordre alphabétique.
Nous ferons par la suite une méditation plus approfondie sur ce
thème. De même, l'incertitude de la bien-aimée pour
savoir si elle doit se désigner par je ou par nous
a un sens. Quand on s'intériorise, on s'aperçoit que le moi
n'est pas unifié, qu'il a de nombreux visages sans pour autant avoir
à parler de syndrome de personnalités multiples. C'est seulement
dans sa nature. Ainsi n'est-il pas étonnant que ce moi, sous l'effet
puissant de l'attraction magnétique de l'aimant-toi, puisse réorganiser
toutes ses parties en profondeur et laisser pénétrer la lumière
du Soi. Il est vrai que Dieu, ce Toi divin est dans mon coeur, mais je
suis aussi dans le coeur de Dieu. Donc, où est-moi, où est
Toi? C'est le début de cette danse circulaire qui nous entraîne
à travers ce Poème et qui culminera dans la ronde des
deux camps à l'occasion du mariage de Shélomo et de la
Shulamite en 7 1, c'est-à-dire de la consommation du mariage intérieur.
Mémorisons tes étreintes mieux que le
vin. Il y a chez certains directeurs spirituels une peur des expériences
de félicité intérieure. Ils craignent qu'elles soient
des pièges; mais si la félicité n'est pas encombrée
d'émotions perturbées, elle est alors naturellement un encouragement
sur la voie, une balise qui nous indique le bon chemin. Le vrai problème
est que nous ne réussissons pas à la faire durer. C'est la
nature du mental de rechercher le bonheur, s'il réussit à
le trouver à l'intérieur il deviendra indépendant
des sources de bonheur extérieur. C'est comme si une drogue intérieure
pouvait remplacer toutes celles à l'extérieur, il s'agit
d'un traitement de substitution pourrions-nous dire en termes modernes.
Vient ensuite l'expression quelque peu mystérieuse
Les
rectitudes t'aiment. Une première interprétation est
que l'amour de Dieu n'est pas possible sans rectitude morale. Si notre
désir s'égare sur des chemins de traverse, nous ne pouvons
pas l'atteindre car il est un Dieu jaloux.. C'est le sens de la Vulgate
recti
diligunt te, les justes t'aiment. Une seconde interprétation
possible est celle de Tur Sinaï qui comprend méisharîm,
le terme hébreu pour rectitudes, comme une allusion à
la puissance sexuelle. Il s'agit là de ce qu'on pourrait appeler
une rectitude horizontale. En yoga et c'est là une troisième
interprétation, les rectitudes deviennent verticales, il s'agit
de l'érection de la colonne vertébrale et du redressement
du dos. La virilité exacerbée se transforme en vertu verticalisante.
On peut comparer tout simplement les canaux d'énergie contenus dans
le dos à des tuyaux. S'ils sont coudés, l'eau ne pourra pas
y passer ou passera mal, s'ils sont droits le flot s'écoulera naturellement.
Pourquoi le texte dit les rectitudes au pluriel? Parce que dans
le dos il y a trois rectitudes qui convergent, une médiane et deux
latérales. Leur point de rencontre correspond à l'objet aimé
-qu'on l'appelle Roi, Toi ou Soi. De plus, pourquoi ne dit-on pas
mes
rectitudes t'aiment? Car ce serait le signe d'un désir égoïste,
d'un amour possessif évoqué par les 'rectitudes horizontales'
de l'amour physique et personnel. Ici, ce sont les rectitudes, l'élan
spontané de l'amour vers l'Absolu, la droiture verticale de l'amour
pour l'amour de l'Amour. L'énergie vitale ne peut s'unir au Soi
que si elle est dépourvue de toute crispation de l'égo, que
si la rectitude est dépourvue de toute rigidité. L'amour
ne peut circuler dans les canaux que si les écluses du moi d'habitude
fermées s'ouvrent largement.
Cette rectitude de ceux qui aiment Dieu fait penser à
la verticalité quasi parfaite des statues de saints, apôtres
ou prophètes dans les cathédrales gothiques. Par leur droiture,
ils méritent bien d'être placés comme des sortes de
piliers de l'édifice, comme des soutiens de la Maison-Dieu. De même,
si les canaux d'énergie qui soutiennent notre corps subtil sont
bien droits, nous pouvons dire que nous habitons un 'corps-Dieu'; en effet,
si le Divin peut venir habiter dans un édifice de pierre, pourquoi
ne résiderait-il pas dans un corps de chair qu'il a créé
à son image et ressemblance? Nous avons vu qu'après que
Jacob a eu le songe où il voyait l'échelle et les anges,
c'est-à-dire l'énergie circuler dans l'axe médian,
il a redressé la pierre qui lui avait servi d'oreiller et le lieu
est devenu Béthel, la Maison-Dieu, un endroit marqué
par la pierre dressée, par la rectitude pointant vers le ciel. Saint
Bernard, de son côté, interprète la rectitude comme
l'harmonie entre la foi et les oeuvres.(Sermon 24 7)
I 5 Je suis noire mais harmonieuse, filles de Ieroushalaîm
Comme tentes de Qédar, comme tentures de Shélomo.
La bien-aimée a peur d'être exclue. Il est
vrai qu'elle évoque ce qui fait peur aux gens. Le noir, l'obscurité
est ce qu'on fuit si on est 'quelqu'un de clair dans sa tête'. Il
y a aussi le racisme instinctif de ceux qui n'aiment pas les minorités
d'une autre couleur de peau que la leur. Le noir évoque également
la mystique souvent associé à la femme et opposée
aux clartés froides d'une raison masculine. On ne peut pas ne pas
penser aux Vierges noires qui rappellent par leur teint la grande nuit
de l'origine des temps, et par là même cet Eternel au-delà
du Temps. La bien-aimée a donc trois motifs pour être rejetée:
non seulement elle est noire et femme, mais en plus elle ose être
mystique. Elle représente l'autre côté, cet autre
côté dont le nom même est devenu dans la cabbale
le synonyme du Malin, du Prince des Ténèbres: on ne voulait
pas évoquer son nom de peur de la faire apparaître. En étant
noire mais belle, la bien-aimée réconcilie ce qui semble
être des contraires. C'est la première annonce d'un thème
qui courra à travers tout le Cantique et qui culminera dans le mariage
de Shélomo et de la Shulamite. Pour ceux qui se souviennent de ce
que nous avons dit sur le soufisme, la bien-aimée noire évoquera
Leïla, dont le nom signifie littéralement nuit et qui est aimée
passionnément par Medjnun, le fou. Les ténèbres sont
certes le lieu de la destruction, mais il s'agit de la destruction de l'égo
qui est belle de par sa fonction même. Malgré sont teint plutôt
noir ou basané, le Roi l'aime, c'est-à-dire qu'elle a un
contact avec le Soi; celui-ci est protégé par l'obscurité
du mystère ou par l'agitation flottante du mental comme l'amour
par les tentes noires de Qédar, ou Shélomo lui-même
par ses tentures.
Les filles de Jérusalem représentent la
partie rationelle du mental et aussi, du point de vue extérieur,
ces "intellectuels de la capitale" qui ne veulent pas entendre parler
de l'expérience mystique, qui cherchent à l'ignorer, à
s'en moquer ou à la combattre. Le mot Ieroushalaim, Jérusalem,
contient l'idée de shalom, la paix. Les filles de Jérusalem
sont nées de la paix, mais elles ont oublié leur véritable
origine, elles ne sont pas encore prêtes pour reconnaître la
beauté de la nuit, de l'arrêt du mental qui permet le retour
à cette paix originelle. Comme les intellectuels des grandes capitales
le font à leur manière, elles préfèrent s'intéresser
aux modes et aux jalousies qui alimentent régulièrement le
mental de ceux qui sont investis dans la vie sociale.
I 6 Ne me voyez pas, moi, la noirâtre: oui, le soleil
en moi s'est miré.
Les fils de ma mère ont brûlé contre moi;
Ils m'ont mise gardienne de vignobles.
Mon vignoble à moi, je ne l'ai pas gardé!
Les frères ont aussi la même signification: le mental rationaliste
qui rejette cet autre mental tourné vers le mystique. Ils représentent
aussi toutes les résistances d'une famille quand un de ses membres
décide de se tourner vers soi-même (vers sa propre vigne)
pour une recherche spirituelle. On lui reproche de ne pas être productif
et on essaie de l'atteler à des tâches extérieures,
le
vignoble des autres pour tenter de le faire dévier de son orientation
mystique.
Guillaume de Saint Thierry commente ces versets
en disant que l'action prend le pas sur la contemplation (mon vignoble
à moi, je ne l'ai pas gardé); il vise ceux qui ont l'esprit
tellement missionnnaire qu'ils n'ont plus le temps de s'occuper de leur
vie intérieure. Guillaume a mené jusqu'à la fin de
ses jours une existence monastique relativement à l'écart.
Cependant, il se peut qu'il envoie ici une pointe à son ami Bernard
avec lequel il discutait le Cantique quand ils étaient tous deux
malades à l'infirmerie du monastère de Clairvaux. Celui-ci
était devenu un personnage important et très occupé
par la prédication des croisades, ainsi que par ses rivalités
avec Pierre le Vénérable et son acharnement contre Abélard,
sans compter les fondations de monastères en grand nombre.
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