Marcher, méditer
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Résumé

 
 

La marche peut devenir méditation active. Et nous qui courons sans cesse, noyés dans nos pensées, nous pourrions retrouver le sens perdu de nos déambulations en apprenant à les rendre conscientes. Depuis la plus haute Antiquité, en effet, il existe une vraie réflexion sur la marche comme exercice de ressourcement. Comme dans la méditation immobile, l'attention aux processus respiratoires et aux va-et-vient mentaux s'avère essentielle pour connaître l'état de clarté intérieure qui nous amène à ne faire plus qu'un avec la réalité.


 "L'esprit du paysage et mon esprit se sont concentrés et, par là, transformés de sorte que le paysage est bien en moi ", disait le peintre chinois Shi Tao.

Fort de l'expérience des poètes errants et méditants de tous les temps et de tous lieux, ce livre nous entraîne dans une philosophie de la marche accompagnée d'une véritable psychologie de la méditation en Orient et en Occident.

Marcher, méditer: une carte pour l'être.
 

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Avant-propos par Marc de Smedt
 

Marcher, une philosophie du dehors par Michel Jourdan

1. Une relation avec la nature 
2. La marche en tant que technique de survie écologique 
3. Le regard neuf de la marche 
4. L'attention ou la marche contemplative 
5. Petite anthologie de la marche 
 






Méditer, une philosophie du dedans par le Dr Jacques Vigne

6.De l'arrêt du mental 
7. Psychologie de l'ascèse 
8. Une ascèse pour aujourd'hui 

Notes

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Extraits choisis

 

Le silence est le signe du renoncement, et à ce propos, qu'il nous soit permis de citer une phrase de ce qu'on peut considérer comme le testament spirituel de Swami Abhishiktananda, partisan convaincu de la rencontre du Védanta et du christianisme :
 "L'appel au renoncement intégral déborde les frontières des religions... et c'est dans cet appel surgissant des profondeurs du cúur humain que les grands dharmas (religions) se rencontrent effectivement, en cette tension qui les portes comme au-delà d'elles-mêmes." Ramana Maharshi exprimait la même idée par une image traditionnelle : " Le silence est l'océan dans lequel toutes les rivières des religions viennent se jeter."

Après avoir parlé de l'arrêt du mental dans le Védanta et dans le christianisme, nous envisagerons la méthode qui permet d'y arriver, c'est-à-dire l'ascèse, en faisant une étude critique du sens de la souffrance et du corps chez les Pères par rapport à la tradition hindoue. Enfin, et avant de conclure, nous ferons part de quelques réflexions sur la technique de l'hésychasme comparée au yoga.

L'arrêt du mental dans le Védanta
Il y a trois degrés d'arrêt du mental :
- le silence de l'activité verbale intérieure;
- l'effacement des images;
- l'arrêt des sensations venant du corps.

Quand on est parvenu à ce dernier stade, le Soi se révèle, c'est le samadhi. Lorsque le lac est calme, on peut en voir le fond. Cela ne signifie pas que le silence soit un état de torpeur. Ramana Maharshi disait que les gens croyaient le sage paresseux parce qu'il pouvait rester longtemps immobile; mais en fait, il est comme une toupie qui tourne tellement vite qu'on ne la voit même plus se mouvoir. Le silence du vrai gourou est l'enseignement le plus fort : c'est par lui que Dakshinamurti, le sage adolescent, a transmis la Connaissance Soi aux quatre rishis, qui étaient déjà des vieillards. Les foules qui venaient voir Ma Anandamayi, ou qui maintenant voir Ma Amritanandamayi, peuvent rester des heures à simplement regarder le gourou, sans avoir besoin de discours ou de prédication. Un jour, quelqu'un demanda à Ma Anandamayi : " Dites-moi votre expérience." Ma répondit : "Pour ce faire, cela supposerait qu'il y ait toujours quelqu'un pour expérimenter, ce qui n'est pas le cas ici (c'est la façon dont Ma parlait d'elle-même)... Tout ce qui peut être exprimé par des mots ou par le langage est une création de l'esprit." 

On croit que le silence est inactif, mais c'est en fait une éloquence qui ne cesse pas. On pourrait le comparer au libre courant de l'électricité dans un fil; de temps à autre, il arrive à un instrument et le fait fonctionner; sinon, il s'écoule de lui-même.

La rencontre d'un vrai maître peut donner l'expérience du silence. Nisargadatta Maharaj disait : "Avant le moment où j'ai rencontré mon gourou, je savais tant et tant de choses! Maintenant, je ne sais rien... je me connais moi-même et je ne trouve ni vie ni mort en moi, seulement l'être pur." Avec le "Je Suis celui qui Suis " divin, la phrase de la Bible qui attirait le plus Ramana Maharshi était : " Faites silence et sachez que je suis Dieu " (Ps 46, 11).

L'une des nombreuses méthodes de méditation consiste à observer le mental entre les pensées et d'y percevoir le silence. C'est une technique également utilisée en Occident, notamment chez les Chartreux. Il faut bien comprendre que si toutes les pratiques spirituelles s'acheminent vers le silence, elles ne le créent pas, car il est déjà là, et il n'est autre que le Soi: " Celui qui a perdu sa bourse dans un moment de distraction peut la retrouver en calmant son esprit et en se demandant où il a pu l'égarer. Quand il a retrouvé la bourse perdue, on ne peut pas dire que le fait de calmer son esprit ait créé cette bourse. De même, le contrôle de votre esprit n'est pas la cause de la Réalisation du Soi; bien que toujours là, vous ne reconnaissez pas le Soi, même avec un esprit contrôlé, parce que vous n'en avez pas l'habitude." 

Dans le Védanta, on aime bien prendre comme analogie du samadhi le sommeil profond - étant dépourvu d'images oniriques, il représente un silence des formes. De plus, la distinction entre l'observateur, ce qui est observé et l'observation disparaît, comme fondus en une seule masse de conscience (prajnaghana, terme employé dans les Upanishads). Le samadhi a la même très grande force centripète que le sommeil profond, mais au lieu d'être inconscient, il est surconscient.

Si l'on veut se repérer dans la hiérarchie des expériences spirituelles, et savoir ce qu'il est important d'accomplir, il faut faire la distinction entre manolaya et monasha - respectivement la dissolution et la destruction du mental. La dissolution est définie comme un phénomène réversible, alors que la destruction du mental, elle, est définitive. Les germes des samskaras (conditionnements passés) sont morts, comme dans de l'eau qu'on a bouillie ou dans des graines qu'on a grillées à la poêle. Ma Anandamayi parlait souvent de la distinction entre le vide (shunya) et le grand Vide (mabashunya) qui correspond a peu près à la différence que nous venons d'établir. Les auteurs chrétiens parlent de la fausse et de la véritable hésychia. Il est important de savoir cela afin de ne pas confondre une banale et toutefois utile - expérience de relaxation profonde et le grand Silence, que connaissent quelques rares grands maîtres.

Dans l'advaïta Védanta, la doctrine de la non-dualité pure, même la présence d'une pensée au sujet de la divinité est une limitation à un silence vraiment stable. En effet, quand il y a deux personnes ensemble (l'idée que je me fais de la divinité et moi), même si elles peuvent se taire pendant quelque temps, elles recommenceront fatalement à parler à un moment ou à un autre...

Cette importance fondamentale donnée au silence n'est pas l'apanage du non-dualisme indien, on retrouve la même notion dans le zen - témoin ce que disait 
maître Dogen : " Il faut savoir que si aucune pensée ne surgit, la vie-et-mort est alors tranchée et que, si on n'a ni conjecture ni différenciation, on éclaire tous les phénomènes. " On peut encore rapporter ce propos d'un autre maître zen, Taïdo, (XV siècle) : " Hormis cette pacification, il n'y a pas de bouddha. Ce bouddha n'a pas de lumière spéciale, il ne vole pas dans les airs. 
Notre être est tel quel, depuis notre naissance Jusqu'à aujourd'hui, c'est celui d'un bouddha inné et serein. N'en doutez pas! "

En Occident, Plotin a été l'inspirateur de ceux qui voulaient s'orienter vers une voie de connaissance pure, c'est-à-dire la réalisation de l'Un au-delà de toute question de personne, comme dans le Vedanta. Il évoque le stade supérieur de l'expérience spirituelle de cette façon : "L'âme cesse d'agir; elle ne continue plus à faire des efforts, elle est pleine; elle possède sa contemplation à l'intérieur... ainsi, l'unité est introduite en elle; plus il y a d'unité, plus il y a de tranquillité. C'est alors que la partie de l'âme qui connaît devient un avec ce qui est connu (hèn töi gnôsyhènti)."

Le christianisme et l'hésychia

Dieu préfère se manifester dans l'hésychia - " la voix d'un silence subtil ", Comme il l'a fait comprendre à Elie (I R 19, 12) sur le mont Horeb. Celui-ci venait de faire égorger quatre cent cinquante prophètes de Baal au mont Carmel (I R 18, 40). En ne se montrant pas dans le tremblement de terre, l'ouragan ni le feu, Dieu a sans doute fait sentir à son prophète qu'il n'était pas pour l'utilisation des méthodes violentes. De même le Christ, en quittant ses disciples, leur a dit : "Je vous laisse ma paix. " Pour savoir en quoi consiste cette paix, nous pouvons aller interroger les Pères du désert. Leurs conseils directement orientés vers la manière de tirer profit de leur retraite et d'obtenir le silence du mental ont finalement une valeur plus universelle que les spéculations théologiques ou que les élaborations christologiques ou ecclésiologiques. Évidemment, les définitions qui tentent d'évoquer l'hésychia ont une portée limitée; elles sont comme le battant à porte d'une maison : on frappe, mais on ne sait si la porte va s'ouvrir, ni qui on trouvera derrière.

Isaac le Syrien (appelé aussi "de Ninive") évoque l'hésychia quand " tout ce qui est prière cesse et [que] l'âme prie en dehors de la prière [...] Le saint s'oublie alors complètement en laissant tout ce qui est de ce monde, n'ayant plus en lui aucun mouvement vers quoi que ce soit ".

Il y a trois degrés de silence : le cloître, ou le novice goûte la paix du mode de vie monastique, "l'arène", qui correspond à la période ou l'énergie intérieure est éveillée par les diverses pratiques spirituelles et où il faut la maîtriser et l'orienter vers le divin; le troisième degré, c'est le "port", où le moine jouit de " l'assemblage de tous les biens, de la source de lumière, où il est même appelé "dieu et frère du Christ".

Jean Climaque, qui passa sa vie au monastère Sainte-Catherine au pied du mont Sinaï et qui a inspiré par son ouvrage L'échelle sainte tout le monachisme 
postérieur, ne tarit pas d'éloge sur le silence conscient : " Le silence, avec la connaissance, est la mère de la prière, la délivrance de la captivité, la préservation du feu... le compagnon de l'hésychia, l'adversaire du désir d'enseigner... l'artisan de la contemplation, un progrès invisible et une ascension secrète." Il est intéressant de remarquer que les deux derniers degrés de l'échelle du progrès selon Jean Climaque sont l'apathéia, (l'absence de mouvements mentaux) et la charité. Là, on retrouve la vacuité et la compassion, deux qualités suprêmes et inséparables du bouddhisme mahayana. L'apathéia est " la nature même de l'âme. Les passions y sont 
surajoutées... ". Ce qui revient à dire que le but de la pratique est de retrouver sa vraie nature - expression qui fait penser à l'enseignement du zen qui dit que chaque être a la nature de Bouddha".

L'hésychia naît de la mort de la prière au sens habituel du terme. Isaac le Syrien dit : " Tout ce qui est fait de prière, ou peut être prié, est en deçà de la spiritualité. Et ce qui est spirituel est d'un ordre qui exclut mouvement et prière. " Le Pseudo-Denys est encore plus laconique pour parler de ce type d'expérience : " L'extase au-delà de soi-même et de tout. "

Pour l'être ordinaire, le silence est une coupure, pour le moine, c'est une union. Cet état est à rechercher avec intensité, car il est déifiant en lui-même : "Avoir soif de l'hésychia déifiante", dit l'un d'eux. Pour cela, un sentiment d'irréalité du monde, comme dans le Védanta, est une phase nécessaire.

Autre analogie frappante avec le non-dualisme hindou : par la purification de son mental, le moine se transforme en pure conscience; quelques instants avant 
sa mort, l'abbé Bessarion fit cette réflexion : "Le moine doit être comme les chérubins et les dauphins, uniquement úil. "

L'hésychia est un processus de mort et de résurrection. L'ego doit réellement disparaître. L'abbé Poemen, quand il était simple moine, est venu se plaindre à son maître Ammonas du bruit que faisait un voisin. Celui-ci lui répondit : " Poemen, tu vis encore? Va, assieds-toi dans ta cellule et grave dans ton cúur que tu es depuis un an dans le sépulcre." Cet état de mort correspond à la libération définitive : "Avec cette science et cette humilité qui en découlent cessent toutes les luttes et les tentations; car les démons ne peuvent lutter avec celui qui se considère comme n'étant rien."  Cette connaissance supérieure vient de la foi, et exclut l'action . Nous nous trouvons dans l'optique du Védanta où la connaissance supérieure ne peut être contrainte ni à provenir des actions ni, d'ailleurs, à les produire. Il y a une séparation entre les deux niveaux, l'action servant à purifier le mental avant la grande expérience, et à exprimer une compassion libre et gratuite après.

C'est une idée courante en Inde que l'amour supérieur (parabhakti) conduit à la connaissance (jãna); un moine actuel du mont Athos, qui sans doute ne connaît guère l'enseignement non duel de l'Inde, en arrive à la même expérience : "L'apathéia, c'est le but. Alors, l'homme est comme Dieu. Il n'y a plus en lui de mauvaises pensées, il n'est plus esclave d'aucune passion, il est devenu amour, sans émotions, sans désir : il est." Cet être silencieux est vaste comme un ciel sans nuage et sans vent : " Un nuage ne peut se former sans un souffle de vent; de même, une passion ne peut naître sans un mouvement de pensée."

Pour avoir cet espace de liberté et de silence, le moine peut aussi partir à l'étranger (xénitéia). Là, il ne sera plus troublé par le milieu qu'il a quitté, et il ne comprendra pas ou peu les bavardages autour de lui. Toutefois, il ne semble pas que tous les Anciens aient atteint cet état d'hésychia; l'un deux confiait : " En vérité, cela fait soixante-dix ans que je porte l'habit, et aucun jour, je n'ai trouvé le repos... "  Est-ce à cause de cette difficulté, ou pour d'autres raisons que le monachisme postérieur semble avoir mis moins clairement l'accent sur l'hésychia que les premiers Pères? Ne se sont-ils pas laissé envahir par le rituel et la récitation de textes, certainement bonne pour calmer l'esprit des novices, mais plus discutable pour des mystiques qui ont atteint la maturité? Dans ce sens, en Occident, la condamnation du quiétisme, liée beaucoup à des intrigues de cour, n'a-t-elle pas été dommageable? La mystique des moines est-elle obligée d'être la même que celle des paroissiens, sauf qu'ils y passent plus de temps? N'ont-ils pas cédé au piétisme ambiant en craignant de perdre par la voie directe de l'hésychia les consolations ou les visions que leur apportait l'image qu'ils s'étaient faite de Jésus? Il semble qu'un moine actuel du mont Athos aille dans ce sens quand il dit : " Quelques-uns ont entendu les paroles de jésus; bien peu ont entendu son silence."
 
 

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