Le maître et le thérapeute
couverture
Résumé

 
 


Le docteur Jacques Vigne a obtenu, en tant que psychiatre, des bourses de la Fondation Romain Rolland et de la Maison des Sciences de l'Homme pour étudier en Inde, où il vit depuis cinq ans, les rapports entre la guérison psychologique et l'enseignement traditionnel du yoga. Sa réflexion sur l'expérience des gourous indiens, maîtres spirituels traditionnels mais aussi maîtres à penser et à vivre, l'a amené à envisager ce qu'elle peut concrètement apporter au psychothérapeute occidental, tout en étudiant les convergences et les différences entre leurs pratiques et, en général, les différents degrés d'action et d'intervention dans la relation d'aide.
Son livre est une synthèse passionnante et neuve, qui fera date dans les annales de la psychothérapie.

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Table des matières

Introduction 

I. L'HINDOUISME ET LA RELATION DE GOUROU À DISCIPLE

1. Le gourou dans la tradition 

Du gourou au Gourou 

A chaque initiation, son gourou 

Les origines de la relation gourou-disciple : en famille avec les rishis védiques 

Le Mahabharata, ou le sang du gourou 

La Bhagavad-Gita, un enseignement pour les temps de détresse 

Les Oupanishads : assis aux pieds du Maître 

Le Védanta : " Quand gourou et disciple ne font plus qu'un, il n'y aplus ni gourou ni disciple " 

Le Tantra, ou la haute technologie de la transmission spirituelle 

Les jaïns : victoire en solitaire 

La Bhakti, voie de l'ouverture du cúur 

Les sikhs : de la communauté des disciples aux disciples de la communauté 

2. Le gourou dans la société indienne

Le gourou en dehors du domaine spirituel.

La psychologie de la famille indienne : dépendance et tolérance 

La psychothérapie occidentale en Inde : ouvertures et limitations

Le gourou et le renonçant 

II. HISTOIRES, RENCONTRES ET RÉFLEXIONS

1. Histoires de gourous 

Avec ou sans gourou

Première rencontre 

La vie au quotidien en compagnie du gourou

Gourou-lila, le jeu du Maître 

Histoires de pouvoir : les gourous, lesfemmes et l'argent

Le gourou, le chaman et le fou 

Gourous tantriques et gourous hatha-yoguiques

Le gourou, la mère et la compassion

Voir le gourou : darshan et satsang 

Le Gourou-Dieu

Le Gourou-miroir, ou les reflets de la vacuité

La dernière transmission 

Le culte du tombeau 

Critères pour reconnaître un gourou authentique
2. Rencontres et réflexions 

" La méthode, c'est le chemin après qu'on l'a parcouru " 

Entretien avec le " saint François de l'Inde " 

Au bout du " pèlerinage aux sources ", deux ermites comme on se les imagine

Les larmes du Bouddha 

Bonne fête, Babaji 

Indira, petite-fille de Shri Aurobindo et gourou des artistes 

Des gourous chez les religieuses du Sacré-Cúur 

Les réponses de la sainte de Kanhangad 

Le mendiant fou de Tiruvanamalai 

Si tous les ermites du monde pouvaient se donner la main

Était-ce Shri Aurobindo que j'ai rencontré à Pondichéry? 

Le garçon qui est parti vivre en forêt à l'âge de treize ans 

Koumbha-Mela 

Du tantrisme et de l'art de réparer les mobylettes 

Shri, ou la grâce du pape-enfant

Sidhi Ma, une gourou sous la tente

L'homme qui avait fait errer le diagnostic de C. G. Jung

Ma Amritanandamayi, la femme qui a creusé en elle-même et qui a trouvé une rivière
 

III. LE MAÎTRE SPIRITUEL ET LE PSYCHOTHÉRAPEUTE

Gourou et psychothérapeute à l'oeuvre : similarités et différences

La relation d'aide du début à la fin 

Ce que la réflexion à propos du gourou peut apporter au psychothérapeute 

De la psychothérapie à la méditation 

IV. ANTHOLOGIE

L'ancienne transmission du père au fils 

Hymne à Dakshinamourti 

Chant de libération

Ramakrishna, une harmonie parfaite de l'humain et du divin 

Relation de Maître à disciple et vitalité spirituelle 

Le guide spirituel : un enfant-roi 

Aujourd'hui, je t'ai tout donné 

Le gourou de Shri Aurobindo 

" J'ai cru en mon gourou et j'ai obtenu la réalisation " 

" je " habituel, " je " énorme et non-" je " 

Moi et toi 

Jñaneshvar 

Namdev 

Toukaram

Kabir 

ANNEXES

Principaux gourous modernes cités 

Glossaire des mots sanscrits 

Notes 

 

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Extraits choisis



p27-p33
 

I hindouisme et la relation de gourou au disciple
 

Il existe des êtres calmes et magnanimes
Qui, tel le printemps, font le bien aux autres.
Ils ont eux-mêmes traversé l'océan terrible de la vie et de la mort
Et, d'une manière désintéressée,
Aident les autres à le traverser également.
SHANKARACHARYA, Vivekachudamani, 37.

1.Le gourou dans la tradition
 

La relation de gourou à disciple est la colonne vertébrale de la tradition hindoue, elle en assure la continuité. La cohésion de l'hindouisme ne vient pas de ses dogmes ou de sa hiérarchie, mais d'un ensemble de pratiques ainsi que de la focalisation sur la personne du gourou. Il s'agit plus d'une orthopraxie que d'une orthodoxie. Là où d'autres religions se transmettent par une proclamation publique de la foi, l'hindouisme se transmettra principalement par un gourou chuchotant à l'oreille de son disciple un mantra. On peut voir dans la profusion des rites, croyances, philosophies et pratiques hindoues soit une richesse, soit une confusion; cela dépend de son point de vue au départ. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le gourou, en tant que synthèse vivante de la tradition, incarne Punité au-delà de la diversité des apparences.
Le Sadgourou, le gourou réel, a cherché par lui-même dans différentes directions et, telle l'abeille, a fait son miel de diverses fleurs. On peut reprendre l'image hindoue classique que Shankaracharya utilisait à propos de son maître Govinda : " Il a baratté comme les dieux le grand océan et en a extrait le nectar. " Par sa pratique spirituelle qui l'a mené, au-delà des épreuves et des remous en tout genre, à la réalisation, le gourou est comme le dieu Shiva qui préside à la création d'un monde nouveau. C'est un processus dangereux, car la première chose qui se dégage de la mer de lait est en fait du poison, mais ce dernier se transforme en nectar quand Shiva a le courage de l'avaler. Par sa recherche et sa synthèse du meilleur de la tradition, le gourou a installé le divin en lui-même, un peu comme le poète dont parle R. M. Rilke : " À la manière des abeilles, il construit Dieu avec le plus doux de chaque chose. "
  L'hindouisme reconnaît quatre buts dans la vie humaine : la satisfaction des désirs sensuels (kama), la volonté de pouvoir matériel et social (artha), l'unité avec l'ordre moral et universel (dharma) et la libération (Moksha). Ce dernier but, la libération, constitue aussi une science en soi (moksha-shastra). Parallèlement à ces quatre buts, il y a quatre stades dans la vie humaine :la vie de jeune homme qui étudie (brahmacharya), le mariage (grihastha), la vie de " préretraite ", souvent en couple dans la forêt à l'époque ancienne (vanaprastha), et le renoncement, la solitude et l'indépendance complète (sannyas). Ce quatrième stade de l'existence humaine est 
considéré traditionnellement comme le plus apte pour l'enseignement du quatrième et dernier de ses buts, la libération. Ce renoncement est un des traits caractéristiques de l'Inde, qu'elle soit hindoue, bouddhiste ou jaïn.
L'idée de libération et d'union avec l'absolu, base commune de la spiritualité indienne, est particulièrement développée dans les Oupanishads, " la fin des Védas ", dont l'enseignement a été systématisé ultérieurement par la philosophie du Védanta. Cela ne signifie pas que toute la civilisation indienne soit mystique ou monastique, loin de là. Chaque quête y a sa place; de plus, le matérialisme a toujours été présent : d'après lui, nous ne sommes sur cette terre que pour avoir un certain nombre de plaisirs et le minimum d'ennuis; il porte l'appellation caractéristique de lokayata, " ce que pensent les gens "... 
Les brahmanes intéressés par leur tradition peuvent combiner vie de famille et pratique religieuse, même si cette dernière inclut plusieurs heures de rituel quotidien.
Comme je n'écris pas une thèse de doctorat, je ne m'attacherai qu'aux aspects de la tradition qui me semblent perdurer dans l'Inde actuelle, et je passerai sur ceux qui se sont éteints au cours des siècles. Les étudiants en indologie trouveront cependant en note des références bibliographiques suffisantes pour approfondir la question.
 

Du gourou au Gourou
 

Le mot gourou a de multiples acceptions : il est de la même racine que le latin gravis et a donc le sens de grave, sérieux, qui a du poids, prestigieux. A Rome, on parlait par exemple de gravis auctor pour désigner une autorité parmi les magistrats, un sénateur en particulier. Cette notion de " pesanteur du sacré " se retrouve en Occident dans la légende de saint Christophe qui, au fur et à mesure qu'il traverse la rivière, a de plus en plus de difficultés à supporter le poids de l'Enfant Jésus.
La société indienne traditionnelle avait deux pôles. Le roi et le brahmane : le premier faisait la commande et payait les frais du sacrifice, le second accomplissait le rituel. La classe des brahmanes n'est pas sans rapport avec celle des druides à l'autre extrémité du monde indo-européen. En un sens, tous ceux qui accomplissent un rituel méritent d'être appelés gourous par ceux qui en bénéficient. Par la suite, gourou a pris une nuance plus spécifique d'enseignant purement spirituel, d'être réalisé qui parle de sa propre expérience (Sadgourou), bien que gourouji reste aussi un terme de respect très courant en hindi actuel pour tout aîné qui est censé en savoir un peu plus que les autres. 
L'acharya est l'enseignant religieux au sens général du terme; il donne des directives au peuple; le pandit, quant à lui, est un spécialiste des textes et des coutumes; il n'a pas de responsabilité spirituelle décisive. Cette nette distinction entre le pandit et le Sadgourou qui, lui, enseigne la spiritualité d'expérience, ainsi que l'autorité suprême dont bénéficie ce dernier, est l'un des facteurs ou l'un des signes de la vitalité spirituelle de l'hindouisme.
D'après l'étymologie traditionnelle fréquemment citée par les hindous, gou signifie " ténèbres " et rou signifie " détruire, dissiper " : le gourou est donc celui qui dissipe les ténèbres. Nous nous attacherons dans ces deux chapitres à cerner surtout la notion de Sadgourou, de gourou qui mène à l'être (sat). Quand la notion de gourou est indûment étendue au domaine intellectuel ou social, elle devient trop souvent une étiquette facile pour justifier n'importe quelle autorité, voire n'importe quel autoritarisme. " Abandonner sa volonté propre " n'a de sens que si on le fait entre les mains d'un être qui a aussi abandonné la sienne, qui n'a plus d'ego. Sinon, il s'agit d'une exploitation réglée de l'homme par l'homme, qu'elle soit grossière ou subtile.
Le Sadgourou, l'être qui a atteint l'absolu, est un phénomène très rare. Dans les Oupanishads, on ne parle que d'une poignée de rishis complètement réalisés, tels Yajnavalkya, Angiras, Ashvapati, Kaikeya... Certaines écoles ne reconnaissent pas la possibilité de libération dès cette vie givanmoukti), elles n'acceptent de libération complète qu'au moment de la mort. Les écoles influencées par le yoga, le védanta et le tantra, admettent la possibilité de libération dès cette vie, les écoles dévotionnelles et dualistes la refusent. 
Peut-être ces dernières assimilent-elles la libération au samadhi sans conscience du monde extérieur, et ne voient-elles pas clairement la possibilité 
de samadhi au sein de l'action. Elles sont attentives, comme le christianisme, à maintenir la séparation entre l'âme et Dieu, l'être humain pouvant devenir comme Shiva (shivaiva bhavati) mais non pas Shiva lui-même (çhiva eva bhavati). 
Quoi qu'il en soit, toutes les traditions hindoues reconnaissent l'importance fondamentale du Sadgourou pour révéler Dieu, ou le Soi, caché dans le cúur du disciple. Ce modèle, cet archétype du Sadgourou reste encore actuellement le point de focalisation de la conscience hindoue quand elle s'oriente vers la recherche spirituelle. J'ai pu constater, lors de mon travail sur le terrain, qu'étant donne sa souplesse structurelle, il n'était pas près de disparaître.
On peut se demander si avoir l'esprit fixe sur un individu n'est pas une limitation, un appauvrissement des possibilités multiples du mental. Une histoire des Pouranas, reprise par Ramana Maharshi, exprime l'opinion contraire . Shiva, le dieu suprême, et son épouse Parvati étaient assis sur le mont Kailash avec leurs deux enfants - Ganesha, le dieu éléphant et Soubrahmanya. 
Shiva présente un fruit aux enfants et leur dit " Il sera pour celui qui revient le premier après avoir fait le tour du monde. " Soubrahmanya s'élance, mais Ganesha se contente de faire le tour de ses parents, et c'est lui qui obtient le fruit. Essayer de cerner ce qu'est le Sadgourou et ce qu'est le Soi manifesté en lui est la plus noble des activités de l'esprit, même si elle n'est pas la plus spectaculaire.Cela ne signifie pas que la tradition indienne soit rigidement attachée à la présence d'un gourou en chair et en os comme seule source d'enseignement. 
Dattatreya est célèbre pour avoir reçu l'enseignement de vingt-quatre gourous, y compris l'abeille, le corbeau, l'océan, la prostituée et la tisseuse de vêtements. Une des premières expressions de l'ouverture d'esprit indienne dans son accueil des enseignements de différentes origines est ce verset du Rig-Veda : " Puissent de nobles pensées nous venir de toutes les directions. " Le gourou est une aide permettant au disciple de se remémorer sa vraie nature. Il est comme le ministre du roi qui retrouve la trace du prince qui avait été enlevé tout enfant par les habitants de la forêt. Pour ne pas l'effrayer, il commence à aller lui rendre visite dans la forêt elle-même, puis l'invite de temps à autre au palais, puis l'embauche comme aide dans les cuisines, puis comme valet de chambre du roi, jusqu'au moment où le roi lui-même lui révélera sa véritable nature de prince.
 

p133-p140

Première rencontre
 

La première rencontre n'est pas quelque chose qu'on provoque mais quelque chose qui se fait. Dans leur langage, les Indiens disent que la relation existait déjà dans une vie antérieure, et que Le choc de la première rencontre n'est que la révélation d'une communion déjà établie auparavant.Cette " explication " a au moins l'avantage de calmer le mental et d'éviter de se demander indéfiniment pourquoi un enchaînement de faits dus apparemment au pur hasard a mené à une rencontre qui a changé sa vie.
La première rencontre avec le gourou est aussi attendue dans la littérature spirituelle indienne que le " coup de foudre " l'est dans la littérature des romans ccidentaux. Le gourou accueille souvent le disciple en lui disant dès le départ - " Vous voilà enfin! je vous attendais depuis si longtemps!... " Cela ne signifie pas que le gourou concentre son pouvoir psychique pour attirer ou garder le disciple auprès de lui. C'est sa maturité spirituelle, répandue autour de lui comme un parfum, qui capte l'attention de ce dernier : " Quand le lotus est épanoui, les abeilles viennent sans y être invitées. " De son côté, le disciple doit être préparé (adhikati). Si la phrase " Quand le disciple est prêt, le gourou arrive " se trouve au début de ce chapitre en exergue, c'est qu'elle représente l'idée essentielle de l'Inde à propos de la quête du gourou. 
Ma Anandamayi raconte à ce sujet une histoire significative :
" Un jour, un petit enfant entend dire par sa mère :
" Demain, il n'y aura rien à manger, car nous n'aurons plus de provisions, ni d'argent pour en acheter. " L'enfant ne se laisse pas impressionner. Il écrit une lettre à Dieu. Mais lorsqu'il arrive à la boire aux lettres, il ne peut la poster, car il est trop petit. Un passant veut l'aider et prend l'enveloppe ; mais quand il voit le nom du destinataire, " Dieu ", il sourit, ouvre l'enveloppe, comprend le problème et va donner à la mère de quoi se tirer d'affaire. "
Pour cerner ce qui peut se passer lors d'une première rencontre, il est utile de faire référence à Ramakrishna. Les détails de sa vie et de son enseignement, connus à travers de nombreux ouvrages, ont influencé largement les sadhakas et yoguis du XXe siècle dans l'Inde entière, bien au-delà des limites de la Mission à proprement parler. Ramakrishna, à partir d'une certaine phase de sa sadhana, n'hésitait pas à prier pour la venue de ses disciples.
Un soir, il est même monté sur la terrasse et a appelé dans l'obscurité pour qu'ils viennent. Il disait : " Une mère n'aspire pas aussi intensément à voir son enfant, un ami son compagnon, un amant sa bien-aimée qu'un gourou n'aspire à rencontrer un disciple parfait. Il avait un attachement particulièrement manifeste envers Narendra (Vivekananda) et Rakhal (Brahmananda, le premier président de la mission Ramakrishna) : 
" Mère, je t'ai demandé de me donner un compagnon qui soit juste comme moi-même. Est-ce pour cela que tu m'as donné Rakhal? "
Même si cet attachement est passionné, il reste impersonnel : " J'oublie tout quand je vois Narendra. Je ne lui ai jamais demandé, même involontairement, où il vivait, quelle était la profession de son père ou combien il avait de frères. 
" Ce fait est surprenant dans les habitudes indiennes où ces questions sont pratiquement obligatoires. Lors de sa première rencontre avec Narendra, il lui a demandé de chanter, et le jeune homme a entonné.
" Ô esprit, reviens à la maison!
Pourquoi parcours-tu le monde, ce pays étranger,
Et portes-tu ce vêtement qui n'est pas le tien? "
Narendra sentait qu'il était en face d'un homme de Dieu, mais en même temps avait des doutes et se demandait s'il n'était pas en face d'un grand bébé victime d'hallucinations. Lors de leur seconde rencontre, Ramakrishna touche Narendra sur la poitrine, et ce dernier rentre en extase (samadhi). Cet épisode est très célèbre dans la littérature indienne moderne. Cela ne veut pas dire que le Maître a le pouvoir de " donner la réalisation ". Seul le disciple peut atteindre la réalisation par ses propres forces, ainsi que par la grâce de Dieu pour certaines écoles. Mais le Maître peut donner des expériences spirituelles, comme ce fut le cas ici.
Ramakrishna était conscient de ce " pouvoir de la première fois ". Nous avons déjà évoqué dans le chapitre précédent sa comparaison : le gourou est comme un 
serpent qui cherche à " avaler " le disciple, qui joue le rôle du crapaud; si le serpent est trop petit, ou le crapaud trop gros, ils vont rester coincés indéfiniment, le second dans la gueule du premier, et ils risquent de mourir là tous les deux. Cette image de dévoration n'est pas loin de la dévotion passionnelle de Ma Amritanandamayi pour Kali :
" Ô Mère, Kali, Toi la suprême déesse, 
Aujourd'hui je vais t'attraper et te dévorer! 
Ecoute ce que je dis ! 
Je suis né sous l'étoile de la mort!
Un enfant né sous une telle conjonction
Dévore sa propre mère.
Ainsi, soit Tu me manges,
Soit je te mange - aujourd'hui même! "
La rencontre du Maître agit comme une pilule d'opium qu'on donne chaque jour à heure fixe à un paon. Elle crée un besoin chez le disciple. Même si ce dernier 
n'est pas préparé, il ressentira la présence d'un sage comme Ramakrishna, " de même que vous ressentez la brûlure du piment rouge dans votre bouche que vous en ayez eu connaissance ou non auparavant ". Certains, comme le vieux pandit Padmalochan, se sont mis à pleurer pour la première fois depuis leur enfance 
quand ils ont rencontré le Maître. D'autres s'interrogent : " Qui est cet homme qui me parle d'une manière si intime, et qui me donne l'impression d'être ce que 
j'ai de plus cher? " Cette impression ne diminue pas avec le temps, mais augmente plutôt : " Ce n'est pas difficile d'accepter Ramakrishna, de l'aimer, voire même de le vénérer : par contre, il est difficile de l'oublier. " Une génération plus tard, Vivekananda a attiré súur Nivedita, une Occidentale, car cette dernière pouvait ressentir qu'elle avait affaire à un homme d'expérience spirituelle, et elle était lasse de la simple propagande religieuse.
Le disciple, et surtout le gourou, sont conscients qu'une force au-delà du mental s'éveille dès cette première rencontre. Un " déclic " s'opère, le disciple " rentre dans le fleuve " dont il ne sortira plus, pour reprendre l'image chère aux Bouddhistes : un médecin français, ancien athée et rationaliste, a ressenti par exemple ce déclic lors de sa première rencontre avec Ma Anandamayi et raconte ainsi son expérience initiale qui m'a amené à vivre depuis quarante ans en Inde comme yogui :
" Le soir même, aux environs de dix heures, Ma m'accorda un entretien qui dura à peu près vingt minutes. Elle était supposée répondre à mes questions, mais je 
n'avais rien à demander. Je désirais seulement avoir un contact spirituel. Elle paraissait être la pensée divine incarnée. C'était elle qui posait les questions claires, précises, allant droit au cúur des choses, soulevant exactement les points qui me touchaient. Mais ces mots n'étaient qu'un jeu de surface. Durant ces quelque vingt minutes, elle m'avait infusé quelque chose qui était destiné à durer longtemps, qui dure toujours ... "
Ma Anandamayi, quant a elle, comparait l'action du gourou à une inondation : " Quand l'inondation survient, elle ne fait pas de distinction du genre : " Cet arbre doit être sauve, et celui-là déraciné. " Elle emporte tout avec elle, sans discrimination. Les chercheurs spirituels indiens sont parfois animés d'une volonté spectaculaire de rencontrer le Maître : tel ce paysan tout couvert de poussière qui s'est présenté chez Méher Baba; les disciples voulaient le repousser, mais le sage a senti que le visiteur n'avait pas une dévotion ordinaire et l'a accueilli à bras ouverts. De fait, il s'est avéré que ce dernier avait fait quarante kilomètres en roulant sur lui-même pour aller à la rencontre de celui qui devait être son gourou.
Le gourou imprime dans l'esprit de son disciple une image centrale : celle de son visage. Il l'aide ainsi à percevoir Punité de l'univers derrière sa multiplicité apparente : " Aussitôt que vous avez vu Saï Baba de Shirdi, dès la première fois vous vous mettez à voir sa forme partout. " Parfois la première rencontre peut être " frappante " au sens physique du terme :
" J'étais sceptique à propos de Nimkaroli Baba avant de le rencontrer. Quand je me suis prosterné devant lui, il s'est mis à me frapper vraiment très fort : 
j'ai expérimenté à la fois une grande confusion, et le sentiment de l'unité la plus incroyable que j'ai ressentie de toute mon existence. Il était si différent de ce à quoi je m'attendais, mais pourtant si familier. "
On trouve souvent cité dans la littérature au sujet des gourous le vers de je ne sais plus quel poète anglais, They come to scoff, they remain to pray. " Ils sont venus pour se moquer, ils sont restés pour prier. " Parfois le retournement est spectaculaire et ne manque pas de sel : un politicien de village indien, athée, détestait Méher Baba qu'il n'avait jamais vu. Il a voulu aller l'insulter et l'humilier publiquement en compagnie de dix de ses sbires. Il a essayé de mettre la main sur lui à Hardwar, mais Méher Baba, qui bougeait beaucoup, était déjà parti dans la ville d'à côté; là encore, il l'a manqué. Ce petit jeu a duré trois mois, durant lesquels tous ses compagnons l'ont lâché. Mais il voulait " coincer " Méher Baba à tout prix. Quand enfin il l'a retrouvé à l'autre bout de l'Inde, il s'est passé quelque chose dans sa tête. Il a non seulement retiré sa chemise, comme c'est la coutume dans le Sud en face des statues de dieux et des grands gourous, mais il a aussi retiré son pantalon et s'est prosterné de tout son long devant Méher Baba qu'il a ainsi reconnu comme son gourou.
Dans l'ensemble, les Indiens ne prennent pas trop au sérieux ceux qui se disent disciples d'un gourou qu'ils n'ont jamais vu, si ce n'est en rêve ou en photo. Cela peut constituer un début de relation, mais c'est loin d'être considéré comme complet. Il faut une vie proche du gourou pendant un certain temps pour que le travail se fasse : pour pouvoir polir un objet, il faut qu'il y ait contact entre lui et le papier de verre... Auprès d'un gourou authentique, on ressent la paix. Cette dernière représente son vrai pouvoir : le gourou qui a une " paix royale " devient effectivement le roi de ceux qui cherchent la paix. Cela se sent physiquement, les enfants le ressentent aussi. J'ai passé quelques heures auprès de Masturam Baba, un sage qui suivait la voie de la dévotion (Bhakti). Il habitait sur une plage au bord du Gange à Rishikesh : j'y ai vu de petits Indiens âgés de quatre ou cinq ans qui pouvaient rester assis une heure complète en face de lui sans bouger, sans jouer, en silence, juste à être tranquilles.
En même temps que cette paix, le gourou transmet une énergie au disciple dès le début de la relation. Le successeur de Swami Jnanananda (le Maître spirituel du 
père Le Saux), à la tête de l'ashram de Thapovanarn, m'a raconté que quelques jours après son arrivée à l'ashram il a été se promener en forêt avec son nouveau gourou. Ce dernier s'est soudain retourné et lui a lancé : " Vas-tu couper les arbres un à un ? " Comme le jeune homme restait interloqué, le gourou a continué : " Autant mettre directement le feu à la forêt. " C'était la première leçon, inattendue, sur la différence entre la méditation psychologique et la méditation immédiate du yoga de la connaissance (Jûana).
Un visiteur demandait à Nisargadatta Maharaj si son monde de gourou affectait le monde de ses disciples . " Oui, mais seulement en un point, le point du maintenant... " " En pleine conscience, le contact s'établit. Il nécessite une attention sans effort où l'on s'oublie soi-même ". " La rencontre du gourou et du disciple n'est pas la rencontre de deux personnalités. C'est la rencontre d'un enseignement avec une confiance. De la conjonction des deux naît la réalisation. "
En racontant quelques histoires spectaculaires de première rencontre, je ne veux pas dire que toutes les premières rencontres avec le gourou soient spectaculaires, loin de là. Le cas le plus fréquent est un Contact, un attachement fragile comme un fil, mais auquel on décide de se tenir, même s'il ne semble pas très puissant par rapport à tout ce qui nous lie dans le monde. " 
Deux hommes emportés par le fleuve sont entraînés vers une cataracte. Le premier s'accroche à un gros tronc à la dérive et se moque du second qui a attrapé au 
vol une petite corde que lui a lancé quelqu'un de la rive... " Peut-on prévoir la suite des événements ?
Avant de conclure cette partie sur la première rencontre avec le gourou, on peut se demander si cette rencontre n'est pas tout bonnement un ersatz de " coup de 
foudre " amoureux dans une société où les mariages sont arrangés, mais où les individus restent souvent étonnamment romantiques. A posteriori, on peut dire que s'il s'agissait d'un coup de foudre, l'effet ne durerait pas toute une vie. 
S'il s'agissait d'un désir sexuel, il serait frustré de par le tabou sur les relations entre gourou et disciple, et les désirs frustrés sont encore plus instables que les désirs satisfaits. Les hindous religieux sont habitués dès l'adolescence à la sublimation, à la transmutation consciente de la libido dans un sens spirituel. Ils sont donc à même de faire la distinction entre les deux cas de figure, peut-être même plus que les Occidentaux qui, eux, sont plutôt préparés, on pourrait dire conditionnés, plus au coup de foudre amoureux qu'à la rencontre avec le gourou.
Pour élargir le débat en restant dans le domaine de la psychologie, on peut se demander si l'Occidental n'est pas handicapé quant à sa capacité de faire confiance. Il y a peut-être derrière cela une carence affective de base, l'enfant ayant été moins choyé et pendant moins longtemps en Occident qu'en Inde. De plus, en Occident depuis Descartes, la pensée a tenté de rejeter officiellement le courant traditionnel en en faisant " table rase ". Il est connu que Descartes avait de sérieux problèmes relationnels avec son propre père. Peut-être la rencontre avec le gourou à un âge de la " tradition-père " - réveille-t-elle chez l'Occidental le souvenir enfoui du " meurtre du père ", et le met mal à l'aise. Il faut comprendre aussi qu'en moyenne l'Occidental de notre époque a eu bien plus de déceptions et de ruptures que son homologue indien : parents divorcés, relations affectives changeantes depuis l'adolescence : à Paris, 40 pour cent des gens vivent seuls sans relations de couple stable. 
Il en garde une amertume, voire parfois un cynisme déguisé sous le beau nom de réalisme : cela l'inhibe, et l'empêche de reconnaître la possibilité même d'une 
relation qui " marche vraiment ". Pour compléter le tableau, ledit Occidental, s'il a été " accroché " par un gourou de passage, a de bonnes chances de s'être fait duper, car a est-ce plus souvent complètement ignorant de ce qu'est, et n'est pas, un maître spirituel. Dans la mesure où notre société ne donne aucune 
information, refoule ce besoin naturel de l'individu, le " retour du refoulé " à l'occasion de la première rencontre avec quelqu'un qui a les apparences d'un gourou se fait parfois de manière imprévisible, sauvage, et non sans dégâts.

p233-p236 

Ce que la réflexion à propos du gourou peut apporter au psychothérapeute.

  En étudiant ce qu'est un Sadgourou, le thérapeute peut apprendre à améliorer sa pratique : il verra mieux comment éviter par exemple de flatter le client en approuvant, ne serait-ce que par son silence à certains moments clés, les bourdes que fait ce dernier. " Qui ne dit mot consent... " Il s'agit néanmoins d'une question délicate, car si l'on dit de but en blanc au patient que l'on n'est pas d'accord avec lui, la relation risque de s'arrêter là. La méthode du gourou est de donner de l'amour largement dès le départ, et d'augmenter peu à peu le niveau des exigences qu'il suggère.
Le psychothérapeute pourra aussi mieux comprendre comment avoir une bonne relation thérapeutique sans que cette dernière soit érotisée pour autant. On 
pourrait dire - " Si l'érotisation aide la relation, pourquoi pas ? " Peut-être, mais le seul problème est qu'elle ne l'aide pas au fond; derrière un intérêt immédiat, elle conduit à une méfiance réciproque qui gêne une action thérapeutique réelle.

On peut rassembler en sept points les éléments principaux qui pourraient intéresser le thérapeute dans la relation de gourou à disciple :

  1. Considérer clairement le fait que le travail sur soi est l'úuvre d'une vie. Faire une courte psychothérapie, et ensuite arrêter tout travail intérieur ne mène pas bien loin, quelle que soit la qualité du thérapeute consulté et de sa méthode. Prétendre qu'on " médite dans l'action " est souvent se tremper soi-même; c'est vrai qu'il s'agit du but, mais à est très difficile à réaliser en pratique; il n'est déjà pas si facile de méditer correctement quand on s'asseoit et qu'on n'a rien d'autre à faire. Une comparaison peut aider à saisir ce premier point : si on a été se faire soigner une carie chez le dentiste, cela ne devrait pas amener à penser qu'on n'a plus du tout besoin de se laver les dents.

  2. À long terme, mieux vaut se fixer sur les potentialités de l'esprit que sur ses aspects pathologiques. Jalal-ud-Din Roumi, un maître soufi de l'Asie Mineure du Moyen Age, disait : " Si tu passes ton temps à regarder le plancher, tu ne risques pas d'apercevoir le plafond. " J'ai entendu parler d'une psychothérapeute qui traduit cette idée d'une manière on ne peut plus concrète. 
" Vous pouvez recommencer à me parler de vos problèmes pendant cette séance, mais vous devrez payer double. Si vous vous mettez à me parler de vos potentialités, vous paierez demi-tarif. "

  3. Mieux vaut consacrer le peu de temps libre dont on dispose principalement à développer la conscience habituelle de l'instant présent par la pratique de la méditation, que se surcharger l'esprit d'élaborations psychologiques théoriques qui sont aussi utiles en pratique que des coups d'épée dans l'eau. Cette connaissance intellectuelle risque plutôt d'agir comme un tampon entre le patient réel et le thérapeute réel.

  4. Prendre l'habitude de trouver ses ressources thérapeutiques en soi-même et une fois qu'on a acquis un peu de métier et de maturité, arrêter de courir de séminaire en séminaire et de formation en formation. Les thérapeutes veulent avoir de plus en plus de recettes thérapeutiques; mais de même que les 
connaissances théoriques, ces recettes, parfois contradictoires, risquent d'agir comme un tampon, comme une gêne plutôt qu'une aide a une relation directe avec 
le patient. Montaigne disait : " Tous les âges sont bons pour apprendre, mais tous ne le sont pas pour l'écolage. "

  5. Un psychothérapeute qui réfléchira sur le lien entre gourou et renonçant repensera peut-être l'opinion reçue selon laquelle le paiement est un facteur indispensable au succès d'une relation d'aide. Le disciple fait en général des donations au gourou, mais ce n'est pas un prix fixe destiné à régler une " consultation ". Pour les hindous, le gourou a un titre au pouvoir spirituel d'abord parce qu'il est renonçant. Dans notre contexte occidental, il est clair que le thérapeute a 
besoin d'un salaire pour vivre.
Certes, si le patient paye, cela veut dire qu'il a un minimum de motivation; mais il peut payer aussi par " résistance ", pour se convaincre que le thérapeute est son employé, qu'il est intéressé financièrement et qu'à cause de cela il n'a guère de chances d'être guéri par lui; ou bien, s'il a une vie perturbée, nous avons vu qu'il peut payer pour recueillir du soignant un silence approbateur quand il n'arrive même plus à se débrouiller seul avec les reproches que lui fait sa conscience. Cette question de paiement est pour le moins ambiguë et il n'y a pas trop à chercher, à mon sens, de justifications théoriques à ce qui est avant tout une nécessité pratique pour assurer la vie matérielle du thérapeute.

  6. Le gourou prend sur lui en acceptant des disciples leur karma, les conséquences fâcheuses de leurs actes antérieurs. Il s'est préparé à cette tâche délicate grâce à une pratique considérable de la méditation. Ce fait peut donner à réfléchir à ceux parmi les psychothérapeutes occidentaux qui sont suffisamment sensibles pour percevoir les risques de leur métier. C'est peut-être à cause de l'influence de cette " prise de karma négatif " que les textes bouddhistes ou tantriques ne recommandent pas de prendre comme gourou un médecin. Il n'a pas l'esprit assez libre, du fait de ses responsabilités professionnelles et humaines, pour pouvoir se consacrer à une sadhana intensive et dans un second temps a ses éventuels disciples.

  7. La psychothérapie a vu un certain nombre de liens entre la libido et des parties de l'activité psychiques qui en semblaient fort loin; elle insiste beaucoup sur le refoulement, et un peu sur la sublimation. Pour la psychologie indienne, la sublimation (ojhas) est le moyen réel d'éviter le refoulement, au moins pour la minorité qui se préoccupe d'évolution intérieure. 
Elle est le résultat d'une compréhension du fonctionnement de l'esprit. Si la sublimation ou la transmutation de l'énergie sexuelle se fait, même partiellement, on évite le refoulement d'un second instinct de base, l'instinct de Conscience, l'instinct spirituel. Si ce dernier est maintenu sous le boisseau, bien des troubles psychiques peuvent survenir, dont le plus évident est la dépression existentielle, ainsi que ses équivalents ou conséquences : toxicomanie, alcoolisme, hypocondrie, parfois suicide. Je développerai ces points avec bien d'autres questions qui sont à la charnière des psychologies occidentale et orientale dans un ouvrage à paraître intitulé Éléments de psychologie spirituelle.
 

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