Extraits choisis
p27-p33
I hindouisme et la relation de gourou au disciple
Il existe des êtres calmes et magnanimes
Qui, tel le printemps, font le bien aux autres.
Ils ont eux-mêmes traversé l'océan terrible
de la vie et de la mort
Et, d'une manière désintéressée,
Aident les autres à le traverser également.
SHANKARACHARYA, Vivekachudamani, 37.
1.Le gourou dans la tradition
La relation de gourou à disciple est la colonne vertébrale
de la tradition hindoue, elle en assure la continuité. La cohésion
de l'hindouisme ne vient pas de ses dogmes ou de sa hiérarchie,
mais d'un ensemble de pratiques ainsi que de la focalisation sur la personne
du gourou. Il s'agit plus d'une orthopraxie que d'une orthodoxie. Là
où d'autres religions se transmettent par une proclamation publique
de la foi, l'hindouisme se transmettra principalement par un gourou chuchotant
à l'oreille de son disciple un mantra. On peut voir dans la profusion
des rites, croyances, philosophies et pratiques hindoues soit une richesse,
soit une confusion; cela dépend de son point de vue au départ.
Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le gourou, en tant que synthèse
vivante de la tradition, incarne Punité au-delà de la diversité
des apparences.
Le Sadgourou, le gourou réel, a cherché par lui-même
dans différentes directions et, telle l'abeille, a fait son miel
de diverses fleurs. On peut reprendre l'image hindoue classique que Shankaracharya
utilisait à propos de son maître Govinda : " Il a baratté
comme les dieux le grand océan et en a extrait le nectar. " Par
sa pratique spirituelle qui l'a mené, au-delà des épreuves
et des remous en tout genre, à la réalisation, le gourou
est comme le dieu Shiva qui préside à la création
d'un monde nouveau. C'est un processus dangereux, car la première
chose qui se dégage de la mer de lait est en fait du poison, mais
ce dernier se transforme en nectar quand Shiva a le courage de l'avaler.
Par sa recherche et sa synthèse du meilleur de la tradition, le
gourou a installé le divin en lui-même, un peu comme le poète
dont parle R. M. Rilke : " À la manière des abeilles, il
construit Dieu avec le plus doux de chaque chose. "
L'hindouisme reconnaît quatre buts dans la vie humaine
: la satisfaction des désirs sensuels (kama), la volonté
de pouvoir matériel et social (artha), l'unité avec l'ordre
moral et universel (dharma) et la libération (Moksha). Ce dernier
but, la libération, constitue aussi une science en soi (moksha-shastra).
Parallèlement à ces quatre buts, il y a quatre stades dans
la vie humaine :la vie de jeune homme qui étudie (brahmacharya),
le mariage (grihastha), la vie de " préretraite ", souvent en couple
dans la forêt à l'époque ancienne (vanaprastha), et
le renoncement, la solitude et l'indépendance complète (sannyas).
Ce quatrième stade de l'existence humaine est
considéré traditionnellement comme le plus apte pour
l'enseignement du quatrième et dernier de ses buts, la libération.
Ce renoncement est un des traits caractéristiques de l'Inde, qu'elle
soit hindoue, bouddhiste ou jaïn.
L'idée de libération et d'union avec l'absolu, base commune
de la spiritualité indienne, est particulièrement développée
dans les Oupanishads, " la fin des Védas ", dont l'enseignement
a été systématisé ultérieurement par
la philosophie du Védanta. Cela ne signifie pas que toute la civilisation
indienne soit mystique ou monastique, loin de là. Chaque quête
y a sa place; de plus, le matérialisme a toujours été
présent : d'après lui, nous ne sommes sur cette terre que
pour avoir un certain nombre de plaisirs et le minimum d'ennuis; il porte
l'appellation caractéristique de lokayata, " ce que pensent les
gens "...
Les brahmanes intéressés par leur tradition peuvent combiner
vie de famille et pratique religieuse, même si cette dernière
inclut plusieurs heures de rituel quotidien.
Comme je n'écris pas une thèse de doctorat, je ne m'attacherai
qu'aux aspects de la tradition qui me semblent perdurer dans l'Inde actuelle,
et je passerai sur ceux qui se sont éteints au cours des siècles.
Les étudiants en indologie trouveront cependant en note des références
bibliographiques suffisantes pour approfondir la question.
Du gourou au Gourou
Le mot gourou a de multiples acceptions : il est de la même racine
que le latin gravis et a donc le sens de grave, sérieux, qui a du
poids, prestigieux. A Rome, on parlait par exemple de gravis auctor pour
désigner une autorité parmi les magistrats, un sénateur
en particulier. Cette notion de " pesanteur du sacré " se retrouve
en Occident dans la légende de saint Christophe qui, au fur et à
mesure qu'il traverse la rivière, a de plus en plus de difficultés
à supporter le poids de l'Enfant Jésus.
La société indienne traditionnelle avait deux pôles.
Le roi et le brahmane : le premier faisait la commande et payait les frais
du sacrifice, le second accomplissait le rituel. La classe des brahmanes
n'est pas sans rapport avec celle des druides à l'autre extrémité
du monde indo-européen. En un sens, tous ceux qui accomplissent
un rituel méritent d'être appelés gourous par ceux
qui en bénéficient. Par la suite, gourou a pris une nuance
plus spécifique d'enseignant purement spirituel, d'être réalisé
qui parle de sa propre expérience (Sadgourou), bien que gourouji
reste aussi un terme de respect très courant en hindi actuel pour
tout aîné qui est censé en savoir un peu plus que les
autres.
L'acharya est l'enseignant religieux au sens général
du terme; il donne des directives au peuple; le pandit, quant à
lui, est un spécialiste des textes et des coutumes; il n'a pas de
responsabilité spirituelle décisive. Cette nette distinction
entre le pandit et le Sadgourou qui, lui, enseigne la spiritualité
d'expérience, ainsi que l'autorité suprême dont bénéficie
ce dernier, est l'un des facteurs ou l'un des signes de la vitalité
spirituelle de l'hindouisme.
D'après l'étymologie traditionnelle fréquemment
citée par les hindous, gou signifie " ténèbres " et
rou signifie " détruire, dissiper " : le gourou est donc celui qui
dissipe les ténèbres. Nous nous attacherons dans ces deux
chapitres à cerner surtout la notion de Sadgourou, de gourou qui
mène à l'être (sat). Quand la notion de gourou est
indûment étendue au domaine intellectuel ou social, elle devient
trop souvent une étiquette facile pour justifier n'importe quelle
autorité, voire n'importe quel autoritarisme. " Abandonner sa volonté
propre " n'a de sens que si on le fait entre les mains d'un être
qui a aussi abandonné la sienne, qui n'a plus d'ego. Sinon, il s'agit
d'une exploitation réglée de l'homme par l'homme, qu'elle
soit grossière ou subtile.
Le Sadgourou, l'être qui a atteint l'absolu, est un phénomène
très rare. Dans les Oupanishads, on ne parle que d'une poignée
de rishis complètement réalisés, tels Yajnavalkya,
Angiras, Ashvapati, Kaikeya... Certaines écoles ne reconnaissent
pas la possibilité de libération dès cette vie givanmoukti),
elles n'acceptent de libération complète qu'au moment de
la mort. Les écoles influencées par le yoga, le védanta
et le tantra, admettent la possibilité de libération dès
cette vie, les écoles dévotionnelles et dualistes la refusent.
Peut-être ces dernières assimilent-elles la libération
au samadhi sans conscience du monde extérieur, et ne voient-elles
pas clairement la possibilité
de samadhi au sein de l'action. Elles sont attentives, comme le christianisme,
à maintenir la séparation entre l'âme et Dieu, l'être
humain pouvant devenir comme Shiva (shivaiva bhavati) mais non pas Shiva
lui-même (çhiva eva bhavati).
Quoi qu'il en soit, toutes les traditions hindoues reconnaissent l'importance
fondamentale du Sadgourou pour révéler Dieu, ou le Soi, caché
dans le cúur du disciple. Ce modèle, cet archétype du Sadgourou
reste encore actuellement le point de focalisation de la conscience hindoue
quand elle s'oriente vers la recherche spirituelle. J'ai pu constater,
lors de mon travail sur le terrain, qu'étant donne sa souplesse
structurelle, il n'était pas près de disparaître.
On peut se demander si avoir l'esprit fixe sur un individu n'est pas
une limitation, un appauvrissement des possibilités multiples du
mental. Une histoire des Pouranas, reprise par Ramana Maharshi, exprime
l'opinion contraire . Shiva, le dieu suprême, et son épouse
Parvati étaient assis sur le mont Kailash avec leurs deux enfants
- Ganesha, le dieu éléphant et Soubrahmanya.
Shiva présente un fruit aux enfants et leur dit " Il sera pour
celui qui revient le premier après avoir fait le tour du monde.
" Soubrahmanya s'élance, mais Ganesha se contente de faire le tour
de ses parents, et c'est lui qui obtient le fruit. Essayer de cerner ce
qu'est le Sadgourou et ce qu'est le Soi manifesté en lui est la
plus noble des activités de l'esprit, même si elle n'est pas
la plus spectaculaire.Cela ne signifie pas que la tradition indienne soit
rigidement attachée à la présence d'un gourou en chair
et en os comme seule source d'enseignement.
Dattatreya est célèbre pour avoir reçu l'enseignement
de vingt-quatre gourous, y compris l'abeille, le corbeau, l'océan,
la prostituée et la tisseuse de vêtements. Une des premières
expressions de l'ouverture d'esprit indienne dans son accueil des enseignements
de différentes origines est ce verset du Rig-Veda : " Puissent de
nobles pensées nous venir de toutes les directions. " Le gourou
est une aide permettant au disciple de se remémorer sa vraie nature.
Il est comme le ministre du roi qui retrouve la trace du prince qui avait
été enlevé tout enfant par les habitants de la forêt.
Pour ne pas l'effrayer, il commence à aller lui rendre visite dans
la forêt elle-même, puis l'invite de temps à autre au
palais, puis l'embauche comme aide dans les cuisines, puis comme valet
de chambre du roi, jusqu'au moment où le roi lui-même lui
révélera sa véritable nature de prince.
p133-p140
Première rencontre
La première rencontre n'est pas quelque chose qu'on provoque
mais quelque chose qui se fait. Dans leur langage, les Indiens disent que
la relation existait déjà dans une vie antérieure,
et que Le choc de la première rencontre n'est que la révélation
d'une communion déjà établie auparavant.Cette " explication
" a au moins l'avantage de calmer le mental et d'éviter de se demander
indéfiniment pourquoi un enchaînement de faits dus apparemment
au pur hasard a mené à une rencontre qui a changé
sa vie.
La première rencontre avec le gourou est aussi attendue dans
la littérature spirituelle indienne que le " coup de foudre " l'est
dans la littérature des romans ccidentaux. Le gourou accueille souvent
le disciple en lui disant dès le départ - " Vous voilà
enfin! je vous attendais depuis si longtemps!... " Cela ne signifie pas
que le gourou concentre son pouvoir psychique pour attirer ou garder le
disciple auprès de lui. C'est sa maturité spirituelle, répandue
autour de lui comme un parfum, qui capte l'attention de ce dernier : "
Quand le lotus est épanoui, les abeilles viennent sans y être
invitées. " De son côté, le disciple doit être
préparé (adhikati). Si la phrase " Quand le disciple est
prêt, le gourou arrive " se trouve au début de ce chapitre
en exergue, c'est qu'elle représente l'idée essentielle de
l'Inde à propos de la quête du gourou.
Ma Anandamayi raconte à ce sujet une histoire significative
:
" Un jour, un petit enfant entend dire par sa mère :
" Demain, il n'y aura rien à manger, car nous n'aurons plus
de provisions, ni d'argent pour en acheter. " L'enfant ne se laisse pas
impressionner. Il écrit une lettre à Dieu. Mais lorsqu'il
arrive à la boire aux lettres, il ne peut la poster, car il est
trop petit. Un passant veut l'aider et prend l'enveloppe ; mais quand il
voit le nom du destinataire, " Dieu ", il sourit, ouvre l'enveloppe, comprend
le problème et va donner à la mère de quoi se tirer
d'affaire. "
Pour cerner ce qui peut se passer lors d'une première rencontre,
il est utile de faire référence à Ramakrishna. Les
détails de sa vie et de son enseignement, connus à travers
de nombreux ouvrages, ont influencé largement les sadhakas et yoguis
du XXe siècle dans l'Inde entière, bien au-delà des
limites de la Mission à proprement parler. Ramakrishna, à
partir d'une certaine phase de sa sadhana, n'hésitait pas à
prier pour la venue de ses disciples.
Un soir, il est même monté sur la terrasse et a appelé
dans l'obscurité pour qu'ils viennent. Il disait : " Une mère
n'aspire pas aussi intensément à voir son enfant, un ami
son compagnon, un amant sa bien-aimée qu'un gourou n'aspire à
rencontrer un disciple parfait. Il avait un attachement particulièrement
manifeste envers Narendra (Vivekananda) et Rakhal (Brahmananda, le premier
président de la mission Ramakrishna) :
" Mère, je t'ai demandé de me donner un compagnon qui
soit juste comme moi-même. Est-ce pour cela que tu m'as donné
Rakhal? "
Même si cet attachement est passionné, il reste impersonnel
: " J'oublie tout quand je vois Narendra. Je ne lui ai jamais demandé,
même involontairement, où il vivait, quelle était la
profession de son père ou combien il avait de frères.
" Ce fait est surprenant dans les habitudes indiennes où ces
questions sont pratiquement obligatoires. Lors de sa première rencontre
avec Narendra, il lui a demandé de chanter, et le jeune homme a
entonné.
" Ô esprit, reviens à la maison!
Pourquoi parcours-tu le monde, ce pays étranger,
Et portes-tu ce vêtement qui n'est pas le tien? "
Narendra sentait qu'il était en face d'un homme de Dieu, mais
en même temps avait des doutes et se demandait s'il n'était
pas en face d'un grand bébé victime d'hallucinations. Lors
de leur seconde rencontre, Ramakrishna touche Narendra sur la poitrine,
et ce dernier rentre en extase (samadhi). Cet épisode est très
célèbre dans la littérature indienne moderne. Cela
ne veut pas dire que le Maître a le pouvoir de " donner la réalisation
". Seul le disciple peut atteindre la réalisation par ses propres
forces, ainsi que par la grâce de Dieu pour certaines écoles.
Mais le Maître peut donner des expériences spirituelles, comme
ce fut le cas ici.
Ramakrishna était conscient de ce " pouvoir de la première
fois ". Nous avons déjà évoqué dans le chapitre
précédent sa comparaison : le gourou est comme un
serpent qui cherche à " avaler " le disciple, qui joue le rôle
du crapaud; si le serpent est trop petit, ou le crapaud trop gros, ils
vont rester coincés indéfiniment, le second dans la gueule
du premier, et ils risquent de mourir là tous les deux. Cette image
de dévoration n'est pas loin de la dévotion passionnelle
de Ma Amritanandamayi pour Kali :
" Ô Mère, Kali, Toi la suprême déesse,
Aujourd'hui je vais t'attraper et te dévorer!
Ecoute ce que je dis !
Je suis né sous l'étoile de la mort!
Un enfant né sous une telle conjonction
Dévore sa propre mère.
Ainsi, soit Tu me manges,
Soit je te mange - aujourd'hui même! "
La rencontre du Maître agit comme une pilule d'opium qu'on donne
chaque jour à heure fixe à un paon. Elle crée un besoin
chez le disciple. Même si ce dernier
n'est pas préparé, il ressentira la présence d'un
sage comme Ramakrishna, " de même que vous ressentez la brûlure
du piment rouge dans votre bouche que vous en ayez eu connaissance ou non
auparavant ". Certains, comme le vieux pandit Padmalochan, se sont mis
à pleurer pour la première fois depuis leur enfance
quand ils ont rencontré le Maître. D'autres s'interrogent
: " Qui est cet homme qui me parle d'une manière si intime, et qui
me donne l'impression d'être ce que
j'ai de plus cher? " Cette impression ne diminue pas avec le temps,
mais augmente plutôt : " Ce n'est pas difficile d'accepter Ramakrishna,
de l'aimer, voire même de le vénérer : par contre,
il est difficile de l'oublier. " Une génération plus tard,
Vivekananda a attiré súur Nivedita, une Occidentale, car cette dernière
pouvait ressentir qu'elle avait affaire à un homme d'expérience
spirituelle, et elle était lasse de la simple propagande religieuse.
Le disciple, et surtout le gourou, sont conscients qu'une force au-delà
du mental s'éveille dès cette première rencontre.
Un " déclic " s'opère, le disciple " rentre dans le fleuve
" dont il ne sortira plus, pour reprendre l'image chère aux Bouddhistes
: un médecin français, ancien athée et rationaliste,
a ressenti par exemple ce déclic lors de sa première rencontre
avec Ma Anandamayi et raconte ainsi son expérience initiale qui
m'a amené à vivre depuis quarante ans en Inde comme yogui
:
" Le soir même, aux environs de dix heures, Ma m'accorda un entretien
qui dura à peu près vingt minutes. Elle était supposée
répondre à mes questions, mais je
n'avais rien à demander. Je désirais seulement avoir
un contact spirituel. Elle paraissait être la pensée divine
incarnée. C'était elle qui posait les questions claires,
précises, allant droit au cúur des choses, soulevant exactement
les points qui me touchaient. Mais ces mots n'étaient qu'un jeu
de surface. Durant ces quelque vingt minutes, elle m'avait infusé
quelque chose qui était destiné à durer longtemps,
qui dure toujours ... "
Ma Anandamayi, quant a elle, comparait l'action du gourou à
une inondation : " Quand l'inondation survient, elle ne fait pas de distinction
du genre : " Cet arbre doit être sauve, et celui-là déraciné.
" Elle emporte tout avec elle, sans discrimination. Les chercheurs spirituels
indiens sont parfois animés d'une volonté spectaculaire de
rencontrer le Maître : tel ce paysan tout couvert de poussière
qui s'est présenté chez Méher Baba; les disciples
voulaient le repousser, mais le sage a senti que le visiteur n'avait pas
une dévotion ordinaire et l'a accueilli à bras ouverts. De
fait, il s'est avéré que ce dernier avait fait quarante kilomètres
en roulant sur lui-même pour aller à la rencontre de celui
qui devait être son gourou.
Le gourou imprime dans l'esprit de son disciple une image centrale
: celle de son visage. Il l'aide ainsi à percevoir Punité
de l'univers derrière sa multiplicité apparente : " Aussitôt
que vous avez vu Saï Baba de Shirdi, dès la première
fois vous vous mettez à voir sa forme partout. " Parfois la première
rencontre peut être " frappante " au sens physique du terme :
" J'étais sceptique à propos de Nimkaroli Baba avant
de le rencontrer. Quand je me suis prosterné devant lui, il s'est
mis à me frapper vraiment très fort :
j'ai expérimenté à la fois une grande confusion,
et le sentiment de l'unité la plus incroyable que j'ai ressentie
de toute mon existence. Il était si différent de ce à
quoi je m'attendais, mais pourtant si familier. "
On trouve souvent cité dans la littérature au sujet des
gourous le vers de je ne sais plus quel poète anglais, They come
to scoff, they remain to pray. " Ils sont venus pour se moquer, ils sont
restés pour prier. " Parfois le retournement est spectaculaire et
ne manque pas de sel : un politicien de village indien, athée, détestait
Méher Baba qu'il n'avait jamais vu. Il a voulu aller l'insulter
et l'humilier publiquement en compagnie de dix de ses sbires. Il a essayé
de mettre la main sur lui à Hardwar, mais Méher Baba, qui
bougeait beaucoup, était déjà parti dans la ville
d'à côté; là encore, il l'a manqué. Ce
petit jeu a duré trois mois, durant lesquels tous ses compagnons
l'ont lâché. Mais il voulait " coincer " Méher Baba
à tout prix. Quand enfin il l'a retrouvé à l'autre
bout de l'Inde, il s'est passé quelque chose dans sa tête.
Il a non seulement retiré sa chemise, comme c'est la coutume dans
le Sud en face des statues de dieux et des grands gourous, mais il a aussi
retiré son pantalon et s'est prosterné de tout son long devant
Méher Baba qu'il a ainsi reconnu comme son gourou.
Dans l'ensemble, les Indiens ne prennent pas trop au sérieux
ceux qui se disent disciples d'un gourou qu'ils n'ont jamais vu, si ce
n'est en rêve ou en photo. Cela peut constituer un début de
relation, mais c'est loin d'être considéré comme complet.
Il faut une vie proche du gourou pendant un certain temps pour que le travail
se fasse : pour pouvoir polir un objet, il faut qu'il y ait contact entre
lui et le papier de verre... Auprès d'un gourou authentique, on
ressent la paix. Cette dernière représente son vrai pouvoir
: le gourou qui a une " paix royale " devient effectivement le roi de ceux
qui cherchent la paix. Cela se sent physiquement, les enfants le ressentent
aussi. J'ai passé quelques heures auprès de Masturam Baba,
un sage qui suivait la voie de la dévotion (Bhakti). Il habitait
sur une plage au bord du Gange à Rishikesh : j'y ai vu de petits
Indiens âgés de quatre ou cinq ans qui pouvaient rester assis
une heure complète en face de lui sans bouger, sans jouer, en silence,
juste à être tranquilles.
En même temps que cette paix, le gourou transmet une énergie
au disciple dès le début de la relation. Le successeur de
Swami Jnanananda (le Maître spirituel du
père Le Saux), à la tête de l'ashram de Thapovanarn,
m'a raconté que quelques jours après son arrivée à
l'ashram il a été se promener en forêt avec son nouveau
gourou. Ce dernier s'est soudain retourné et lui a lancé
: " Vas-tu couper les arbres un à un ? " Comme le jeune homme restait
interloqué, le gourou a continué : " Autant mettre directement
le feu à la forêt. " C'était la première leçon,
inattendue, sur la différence entre la méditation psychologique
et la méditation immédiate du yoga de la connaissance (Jûana).
Un visiteur demandait à Nisargadatta Maharaj si son monde de
gourou affectait le monde de ses disciples . " Oui, mais seulement en un
point, le point du maintenant... " " En pleine conscience, le contact s'établit.
Il nécessite une attention sans effort où l'on s'oublie soi-même
". " La rencontre du gourou et du disciple n'est pas la rencontre de deux
personnalités. C'est la rencontre d'un enseignement avec une confiance.
De la conjonction des deux naît la réalisation. "
En racontant quelques histoires spectaculaires de première rencontre,
je ne veux pas dire que toutes les premières rencontres avec le
gourou soient spectaculaires, loin de là. Le cas le plus fréquent
est un Contact, un attachement fragile comme un fil, mais auquel on décide
de se tenir, même s'il ne semble pas très puissant par rapport
à tout ce qui nous lie dans le monde. "
Deux hommes emportés par le fleuve sont entraînés
vers une cataracte. Le premier s'accroche à un gros tronc à
la dérive et se moque du second qui a attrapé au
vol une petite corde que lui a lancé quelqu'un de la rive...
" Peut-on prévoir la suite des événements ?
Avant de conclure cette partie sur la première rencontre avec
le gourou, on peut se demander si cette rencontre n'est pas tout bonnement
un ersatz de " coup de
foudre " amoureux dans une société où les mariages
sont arrangés, mais où les individus restent souvent étonnamment
romantiques. A posteriori, on peut dire que s'il s'agissait d'un coup de
foudre, l'effet ne durerait pas toute une vie.
S'il s'agissait d'un désir sexuel, il serait frustré
de par le tabou sur les relations entre gourou et disciple, et les désirs
frustrés sont encore plus instables que les désirs satisfaits.
Les hindous religieux sont habitués dès l'adolescence à
la sublimation, à la transmutation consciente de la libido dans
un sens spirituel. Ils sont donc à même de faire la distinction
entre les deux cas de figure, peut-être même plus que les Occidentaux
qui, eux, sont plutôt préparés, on pourrait dire conditionnés,
plus au coup de foudre amoureux qu'à la rencontre avec le gourou.
Pour élargir le débat en restant dans le domaine de la
psychologie, on peut se demander si l'Occidental n'est pas handicapé
quant à sa capacité de faire confiance. Il y a peut-être
derrière cela une carence affective de base, l'enfant ayant été
moins choyé et pendant moins longtemps en Occident qu'en Inde. De
plus, en Occident depuis Descartes, la pensée a tenté de
rejeter officiellement le courant traditionnel en en faisant " table rase
". Il est connu que Descartes avait de sérieux problèmes
relationnels avec son propre père. Peut-être la rencontre
avec le gourou à un âge de la " tradition-père " -
réveille-t-elle chez l'Occidental le souvenir enfoui du " meurtre
du père ", et le met mal à l'aise. Il faut comprendre aussi
qu'en moyenne l'Occidental de notre époque a eu bien plus de déceptions
et de ruptures que son homologue indien : parents divorcés, relations
affectives changeantes depuis l'adolescence : à Paris, 40 pour cent
des gens vivent seuls sans relations de couple stable.
Il en garde une amertume, voire parfois un cynisme déguisé
sous le beau nom de réalisme : cela l'inhibe, et l'empêche
de reconnaître la possibilité même d'une
relation qui " marche vraiment ". Pour compléter le tableau,
ledit Occidental, s'il a été " accroché " par un gourou
de passage, a de bonnes chances de s'être fait duper, car a est-ce
plus souvent complètement ignorant de ce qu'est, et n'est pas, un
maître spirituel. Dans la mesure où notre société
ne donne aucune
information, refoule ce besoin naturel de l'individu, le " retour du
refoulé " à l'occasion de la première rencontre avec
quelqu'un qui a les apparences d'un gourou se fait parfois de manière
imprévisible, sauvage, et non sans dégâts.
p233-p236
Ce que la réflexion à propos du gourou peut apporter au psychothérapeute.
En étudiant ce qu'est un Sadgourou, le thérapeute
peut apprendre à améliorer sa pratique : il verra mieux comment
éviter par exemple de flatter le client en approuvant, ne serait-ce
que par son silence à certains moments clés, les bourdes
que fait ce dernier. " Qui ne dit mot consent... " Il s'agit néanmoins
d'une question délicate, car si l'on dit de but en blanc au patient
que l'on n'est pas d'accord avec lui, la relation risque de s'arrêter
là. La méthode du gourou est de donner de l'amour largement
dès le départ, et d'augmenter peu à peu le niveau
des exigences qu'il suggère.
Le psychothérapeute pourra aussi mieux comprendre comment avoir
une bonne relation thérapeutique sans que cette dernière
soit érotisée pour autant. On
pourrait dire - " Si l'érotisation aide la relation, pourquoi
pas ? " Peut-être, mais le seul problème est qu'elle ne l'aide
pas au fond; derrière un intérêt immédiat, elle
conduit à une méfiance réciproque qui gêne une
action thérapeutique réelle.
On peut rassembler en sept points les éléments principaux
qui pourraient intéresser le thérapeute dans la relation
de gourou à disciple :
1. Considérer clairement le fait que le travail sur soi
est l'úuvre d'une vie. Faire une courte psychothérapie, et ensuite
arrêter tout travail intérieur ne mène pas bien loin,
quelle que soit la qualité du thérapeute consulté
et de sa méthode. Prétendre qu'on " médite dans l'action
" est souvent se tremper soi-même; c'est vrai qu'il s'agit du but,
mais à est très difficile à réaliser en pratique;
il n'est déjà pas si facile de méditer correctement
quand on s'asseoit et qu'on n'a rien d'autre à faire. Une comparaison
peut aider à saisir ce premier point : si on a été
se faire soigner une carie chez le dentiste, cela ne devrait pas amener
à penser qu'on n'a plus du tout besoin de se laver les dents.
2. À long terme, mieux vaut se fixer sur les potentialités
de l'esprit que sur ses aspects pathologiques. Jalal-ud-Din Roumi, un maître
soufi de l'Asie Mineure du Moyen Age, disait : " Si tu passes ton temps
à regarder le plancher, tu ne risques pas d'apercevoir le plafond.
" J'ai entendu parler d'une psychothérapeute qui traduit cette idée
d'une manière on ne peut plus concrète.
" Vous pouvez recommencer à me parler de vos problèmes
pendant cette séance, mais vous devrez payer double. Si vous vous
mettez à me parler de vos potentialités, vous paierez demi-tarif.
"
3. Mieux vaut consacrer le peu de temps libre dont on dispose
principalement à développer la conscience habituelle de l'instant
présent par la pratique de la méditation, que se surcharger
l'esprit d'élaborations psychologiques théoriques qui sont
aussi utiles en pratique que des coups d'épée dans l'eau.
Cette connaissance intellectuelle risque plutôt d'agir comme un tampon
entre le patient réel et le thérapeute réel.
4. Prendre l'habitude de trouver ses ressources thérapeutiques
en soi-même et une fois qu'on a acquis un peu de métier et
de maturité, arrêter de courir de séminaire en séminaire
et de formation en formation. Les thérapeutes veulent avoir de plus
en plus de recettes thérapeutiques; mais de même que les
connaissances théoriques, ces recettes, parfois contradictoires,
risquent d'agir comme un tampon, comme une gêne plutôt qu'une
aide a une relation directe avec
le patient. Montaigne disait : " Tous les âges sont bons pour
apprendre, mais tous ne le sont pas pour l'écolage. "
5. Un psychothérapeute qui réfléchira sur
le lien entre gourou et renonçant repensera peut-être l'opinion
reçue selon laquelle le paiement est un facteur indispensable au
succès d'une relation d'aide. Le disciple fait en général
des donations au gourou, mais ce n'est pas un prix fixe destiné
à régler une " consultation ". Pour les hindous, le gourou
a un titre au pouvoir spirituel d'abord parce qu'il est renonçant.
Dans notre contexte occidental, il est clair que le thérapeute a
besoin d'un salaire pour vivre.
Certes, si le patient paye, cela veut dire qu'il a un minimum de motivation;
mais il peut payer aussi par " résistance ", pour se convaincre
que le thérapeute est son employé, qu'il est intéressé
financièrement et qu'à cause de cela il n'a guère
de chances d'être guéri par lui; ou bien, s'il a une vie perturbée,
nous avons vu qu'il peut payer pour recueillir du soignant un silence approbateur
quand il n'arrive même plus à se débrouiller seul avec
les reproches que lui fait sa conscience. Cette question de paiement est
pour le moins ambiguë et il n'y a pas trop à chercher, à
mon sens, de justifications théoriques à ce qui est avant
tout une nécessité pratique pour assurer la vie matérielle
du thérapeute.
6. Le gourou prend sur lui en acceptant des disciples leur karma,
les conséquences fâcheuses de leurs actes antérieurs.
Il s'est préparé à cette tâche délicate
grâce à une pratique considérable de la méditation.
Ce fait peut donner à réfléchir à ceux parmi
les psychothérapeutes occidentaux qui sont suffisamment sensibles
pour percevoir les risques de leur métier. C'est peut-être
à cause de l'influence de cette " prise de karma négatif
" que les textes bouddhistes ou tantriques ne recommandent pas de prendre
comme gourou un médecin. Il n'a pas l'esprit assez libre, du fait
de ses responsabilités professionnelles et humaines, pour pouvoir
se consacrer à une sadhana intensive et dans un second temps a ses
éventuels disciples.
7. La psychothérapie a vu un certain nombre de liens entre
la libido et des parties de l'activité psychiques qui en semblaient
fort loin; elle insiste beaucoup sur le refoulement, et un peu sur la sublimation.
Pour la psychologie indienne, la sublimation (ojhas) est le moyen réel
d'éviter le refoulement, au moins pour la minorité qui se
préoccupe d'évolution intérieure.
Elle est le résultat d'une compréhension du fonctionnement
de l'esprit. Si la sublimation ou la transmutation de l'énergie
sexuelle se fait, même partiellement, on évite le refoulement
d'un second instinct de base, l'instinct de Conscience, l'instinct spirituel.
Si ce dernier est maintenu sous le boisseau, bien des troubles psychiques
peuvent survenir, dont le plus évident est la dépression
existentielle, ainsi que ses équivalents ou conséquences
: toxicomanie, alcoolisme, hypocondrie, parfois suicide. Je développerai
ces points avec bien d'autres questions qui sont à la charnière
des psychologies occidentale et orientale dans un ouvrage à paraître
intitulé Éléments de psychologie spirituelle.
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