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Table des matières
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Extraits de présentation d’un livre paru en 2007 aux éditions Albin Michel, Collection Espaces libres avec une moitié écrite par Michel Jourdan (cf aussi notre livre déjà publié « Marcher, Méditer » dans la collection Espaces libres d’Albin Michel)
Dhaulchina (Himalayas), octobre 2003 Au fil du Yoga
À propos d'un savoir ancien et pourtant neuf
Un beau matin, lorsque je faisais retraite à l'ermitage de Dhaulchina
niché sur une petite crête de l'Himalaya, m'est venue l'idée
de noter quelques images, pensées ou paroles qui m'étaient
venues au fil de ma méditation et m'avaient aidé. La pratique
est comme un courant et notre conscience descend au fil de l'eau. Par ailleurs,
quand on parle des yoga-sutras, des aphorismes du Yoga de Patanjali, le
mot sutra signifie étymologiquement fil, évoquant
les lignes de maximes qui se succèdent. Nous allons commencer par
méditer sur ces deux images, le Yoga qui nous fait voyager au fil
de l'eau et le Yoga en tant que fil, ce qui nous permettra déjà
d'évoquer un certain nombre de thèmes utiles pour la pratique
de la méditation; ensuite, nous évoquerons l'intérêt
de garder vivant le style traditionnel des aphorismes, condensé
d'expériences facile à retenir et donc plus aisément
intégré dans sa propre méditation. Le présent
texte sera probablement augmenté d'autres aphorismes dans le futur
d'où son sous-titre d'esquisse.
Le yoga est l'aspect pratique du karma, la loi naturelle, la loi juste.
Il met mène au Soi aussi sûrement que la rivière mène
à la mer. C'est une loi paradoxale qui veut qu'en suivant le fil
de la nature humaine on débouche au-delà de celle-ci. Une
fois qu'on est vraiment rentré dans le courant, il n'y a pas de
raison de revenir en arrière. Des souffrances de la vie, des livres,
des amis peuvent nous pousser dans le courant, mais encore plus important
pour cela est notre propre réflexion, souhaitant ardemment aller
à la racine des choses, et la rencontre avec un maître spirituel
authentique. Au fil de ce courant, des aides nous viennent aussi naturellement
que des affluents se jettent dans un fleuve. Comme la rivière qui
passe sous un pont, la pratique du yoga est à la fois toujours pareille
et toujours renouvelée. L'eau des expériences s'écoule
constamment entre les bancs de cette rivière appelée mémoire
; et s'il n'y avait pas de mémoire, où serait la conscience
d'être un individu ? En sanskrit, le courant d'eau, ou d'idées,
s'appelle dhârâ, concentration se dit dhâranâ et
nous l'avons vu ci-dessus, dhârma correspond à la justice.
la racine *dhar- signifie supporter, les trois dérivés
indiquent donc ce qui au fond nous supporte. Les historiens nous
apprennent que les cultures se sont développées le long des
fleuves qui faisaient office d'axes de communication. D'un point de vue
plus symbolique, il n'est pas exagéré de dire que la culture
de l'Inde s'est ainsi développée le long du fleuve du Yoga.
Le Bouddha est par exemple un des sages qui a proposé à son
époque son propre choix parmi les pratiques possibles du Yoga. Le
cours du fleuve évoque la continuité de la pratique, la récitation
du mantra par exemple, et son embouchure la réalisation de cette
pratique par l'expérience de l'unité. Des moines errants
demandèrent un jour à Swami Ramdas qui était à
l'époque un des leurs, quel était son niveau spirituel. Il
a simplement répondu:"Le fleuve a déjà atteint la
mer, et pourtant il continue à s'écouler vers elle.".
Venons-en maintenant au mot sûtra qui en plus d'aphorisme
évoque aussi la notion de fil. Notre souffle est un fil,
et le sage n'oublie pas que sa vie ne tient qu'à un fil, en l'occurence
celui du souffle. Les bouddhistes théravada affirment que rien qu'en
maintenant le fil de son attention sur le souffle, on peut atteindre le
but, c'est à dire la conscience de nirvâna.Dans une autre
forme de pratique à laquelle nous reviendrons, le nâda-yoga,
le yoga du son, on dit que si le fil de son attention se porte sur le son
intérieur, le son du silence, de façon parfaitement continue,
on réalise l'Absolu. Le Yoga est le cordon ombilical qui nous relie
au Brahman, c'est le sujet du premier aphorisme de ce recueil.
Nous nous croyons séparés des autres, mais en fait nous
ne le sommes pas. Nous sommes reliés à eux par le fil du
Soi, comme les perles du collier ou les fleurs de la guirlande le sont
par un fil unique. Notre aspiration spirituelle est comparable à
un cerf-volant. L'énergie vitale transmutée, ascendante représente
le vent qui fait s'élever ce cerf-volant. Le fil correspond alors
à la colonne droite, dynamique, bien érigée du méditant,
et à son attention non moins droite, dirigée et dynamique.
Pour reprendre une ancienne image qui nous vient non pas d'Inde, mais de
Grèce, on peut dire que le Yoga est le fil d'Ariane qui nous permet
de nous retrouver dans le labyrinthe du mental. Il correspond à
l'amour spirituel, puisqu' Ariane a aidé le héros sans pour
autant devenir son amante ou épouse: Elle est devenue son guide
spirituel par l'intermédiaire du fil qu'elle lui a donné.
Ce qui nous permet de nous y retrouver dans le dédale du mental,
c'est aussi, paradoxalement, la sagesse du corps. Les soufis racontent
l'histoire d'Aristote qui était rentré dans une grotte avec
son disciple Alexandre et leur âne. Ils se perdent dans les différents
boyaux de la caverne, et en plus leur torche s'éteint. Incapable
de retrouver leur chemin, il faitt finalement confiance à l'âne
qui les mène jusqu'à la sortie. Là où la raison,
même appliquée aux objets supérieurs (la philosophie
d'Aristote) et où le pouvoir matériel (le futur empire d'Alexandre)
sont impuissants, l'âne, c'est à dire le corps et son intuition,
permettent de déboucher vers la lumière. Le Yoga est une
enquête sur notre origine. En remontant le fil de cette enquête,
on découvrira l'identité de Celui qui est au point de départ
de tout cela, c'est-à-dire le Soi qui n'est autre que l'Identité
pure et simple. J'ai fait tout mon possible dans ce texte pour être
dans le droit fil du Yoga, et de l'expérience de méditation
telle que je la vis. Je ne dis pas que cela ait été facile,
mais ne n'affirme-t-on pas dans une Upanishad que suivre la voie est comme
marcher sur le fil du rasoir? La vraie méditation est en fait un
stade élevé du Yoga, juste avant le samâdhi; dans les
ashrams, on demande aux novices d'étudier, de servir, d'accomplir
des rituels quotidiens pendant des années et surtout d'établir
une relation forte avec le guru pour avoir des bases solides avant de se
lancer dans la méditation intensive. C'est une manière de
faire traditionnelle qui est basée sur l'expérience des générations
successives.
Le fil du Yoga est aussi ce qui nous sauve d'être entraîné
par le courant du monde vers la chute; considérons deux personnes
qui sont emportés par une rivière vers une chute dangereuse.
L'un s'accroche à un gros rondin, l'autre à une petite cordelette
qu'on lui lance du bord. Le premier interpelle le second:"Que tu es stupide!
Tu serais bien plus en sécurité en t'accrochant comme moi
à un gros rondin!" Qui est le plus stupide des deux? En sanskrit,
le mot sutra est proche du mot stotra qui désigne une hymne de louange
au Divin. N'est-il pas vrai qu'une parole juste sur le Yoga est en soi
une louange du but de ce Yoga, c'est à dire du Divin qui se révèle?
Dans les diverses traditions, le style des aphorismes est couramment
utilisé pour transmettre une sagesse ou véhiculer l'enseignement
d'une école donnée. Comme les proverbes, ils sont faciles
à retenir et remontent aisément à l'esprit durant
la méditation. J'en suis venu naturellement à ce style quand
j'ai souhaité évoquer l'expérience du Yoga et du Védanta
dans ma vie d'ermite sans tomber dans la scolastique et la répétition
indéfinie des même images du genre de la corde et du serpent,
de la goutte et de l'océan, etc...La plupart des aphorismes ci-dessous
me sont venus en une matinée dans mon ermitage. C'est qu'il devaient
déjà être dans un coin de mon esprit auparavant. J'ai
aussi respecté le style traditionnel en accompagnant les aphorismes
de commentaires qui viennent en atténuer l'austérité
et le dépouillement. Dans les formules que je donne, les mots ont
leur importance; leurs étymologies communes, et à un moindre
degré leurs ressemblances sonores évoquent des associations
qui transmettent quelque chose de l'expérience, de la mémoire
secrète des générations passées. La sagesse
est certes omniprésente, mais quand elle se manifeste à travers
la rencontre heureuse de certains mots, elle est plus facile à méditer
et à communiquer. Ma Anandamayi n'hésitait pas à faire
des jeux de mots signifiants, et les écoles du Tantra comme celle
de la Cabale n'ont pas peur de charger de sens la moindre syllabe, voire
la moindre lettre d'un mot. Savoir jouer sur certains mots pour en extraire
les connivences internes, n'est-ce pas une façon de concrétiser,
de matérialiser des mondes de prises de conscience et de sagesse?
De plus, la brièveté des aphorismes amène le lecteur
à y réfléchir de façon plus active, et donc
à en intégrer le sens plus profondément.
On reçoit un enseignement comme la terre en hiver des graines.
Puis vient le printemps de la pratique, l'été de la maturation
et sa période de moissons. On se met à recueillir des gerbes
de paroles dans les champs dorés de la mémoire et on les
engrange dans les greniers de l'écrit; peut-être apaiseront-elles
la faim de l'un ou l'autre s'il passe par une saison de disette intérieure.
Les aphorismes ci-dessous étant le fruit de mon expérience
de méditation, je les considère comme éminemment pratiques.
Certes, ceux qui débutent sur la voie du Yoga trouveront peut-être
que seuls certains d'entre eux sont applicables pour eux. Cependant, ils
peuvent considérer les autres comme des images poétiques
qui agiront sans doute au fond d'eux-mêmes comme des graines de conscience
qui germeront par la suite.
Confier au papier en une formule une expérience intérieure,
c'est comme déposer un enfant nouveau-né dans une nacelle
et le confier à la rivière; il a bien des chances de disparaître,
mais il se peut qu'il y ait en aval des gens pour le recueillir, peut-être
même ceux-ci le considéreront -tel Moïse- comme un prophète.
Les aphorismes, ou apophtegmes chers aux Pères, sont les fragments
d'un Tout, à la manière des tessons d'une poterie brisée.
C'est à chacun de les recoller comme il le peut, patiemment, consciemment,
pour reconstituer la jarre initiale, l'expérience originelle. Il
réparera ainsi cette brisure, cette fracture qui a pour nom: incommunicabilité
du vécu.
Ce n'est pas par hasard que le mot 'formule' a le double sens d'aphorisme
et de théorème. Dans la vie intérieure comme en mathématiques,
les formules permettent de trouver des solutions rapides et élégantes
à des problèmes complexes. Les aphorismes spirituels sont
les esquisses, les cartes d'un voyages à faire. Ils ne dispensent
pas de l'entreprendre, mais peuvent donner le goût de le faire, ou
de le poursuivre jusqu'au bout. Les formules ci-dessous étant plutôt
concises, je les ai accompagnées d'un commentaire à la façon
traditionnelle. Ceci dit, je conseille à ceux qui voudraient faire
une lecture plus active de ce texte de tenter leur propre commentaire des
aphorismes avant de lire le mien qui n'a en aucune manière l'ambition
d'être exhaustif. De cette façon, leur compréhension
gagnera certainement en profondeur.
Je me suis servi dans ces commentaires de matériaux tirés
de la culture de l'Inde et du vocabulaire du Yoga que j'explicite au fur
et à mesure. Du point de vue personnel, ma principale référence
spirituelle est l'enseignement de Ma Anandamayi que je suis depuis quatorze
ans à travers son disciple occidental principal, Swami Vijayananda.
Ceci dit, je n'ai pas hésité à ajouter quelques éléments
éclairants d'autres traditions à titre d'illustration, quand
ils me venaient spontanément à l'esprit. Il est important
de garder une ligne principale qui suive une tradition donnée, mais
il n'est pas inutile à mon sens de faire un excursus de temps
à autre dans une autre tradition, ne serait-ce déjà
que pour montrer que l'on est pas raciste, sectaire et qu'on est capable
d'être réceptif à la même Vérité
exprimée en différents langages sous différents cieux,
fait que les sages nous rappellent régulièrement.
J'aime la musique de la langue sanskrite, j'en chante un petit peu tous
les jours, en général des versets de la Bhagavad-Gita. L'idée
de mettre les quelques pensées ci-dessous sur le Yoga en sanskrit
m'a plu, aussi les ai-je traduites, et je me suis fait relire par un pandit,
Buddhadev Bhattacharya d'Hardwar qui se trouve être un neveu de Bholanath,
le mari de Ma Anandamayi, qui a corrigé quelques erreurs et fautes
d'orthographe. J'ai vécu trois ans à Bénarès,
et je me suis aperçu là-bas que ceux qui aimaient le sanskrit
le considéraient comme une langue vivante. Les mots du vocabulaire
du yoga ont été polis par les millénaires, ils ont
des séries d'harmoniques qui sont difficile à traduire, voire
même à expliquer dans une autre langue. En ce sens, le texte
sanskrit n'est pas forcément l'équivalent littéral
du texte français.
Ecrire des aphorismes sur le Yoga est de ma part certainement immature,
car la maturité dans ce domaine ne vient qu'après un très
long chemin. Ce n'est pas pour autant prémature, car il se peut
que j'arrive à un tournant dans ma pratique où je n'ai plus
envie d'écrire du tout. Autant faire arriver le désir à
fruition tant qu'il est encore là. Il est vrai que la plupart des
sages n'écrivent pas; mais je ne suis pas un sage, et je n'ai pour
disciple que la page blanche. Il est vrai que celle-ci est une élève
docile, retenant longtemps l'enseignement et qui plus est sans le déformer.
J'ai fait de mon mieux pour éviter l'écueil du style des
maximes classiques, faites pour être pédagogiques mais qui
peuvent devenir pédantes, de ne pas devenir 'sentencieux' en prononçant
page après page des sentences qui condamnent le lecteur à
mourir d'ennui...Quoiqu'il en soit, les avantages du style des aphorisme
dans le domaine de la transmission spirituelle l'emportent largement sur
ses inconvénients, et même si je ne sais pas d'avance qui
lira ce texte et l'appréciera, je peux dire que j'aurai été
heureux de l'écrire.
Il y a une certaine intention symbolique dans le nombre des aphorismes,
trente-quatre. Trois est le nombre de ce qu'il y a dans le monde, les trois
attributs, gunas, les trois corps, les trois états de conscience,
et le trente-trois est en quelque sorte le redoublement de ce trois. Rajouter
une unité, c'est faire un pas au-delà, c'est aller au delà
des trois attributs, des trois corps et des trois états de
conscience, c'est en fait rentrer dans le Soi. J'ai divisé ce recueil
en quatre parties, psychisme, union, observation et libération que
j'ai appelées respectivement en sanskrit manas, yoga, drishti et
moksha. Manas représente le mental qui reflète la lumière
de l'intuition supérieure, la buddhi, elle même réflet
de l'éclat du Soi. Yoga signifie union. Dans cette partie je parle
surtout du bhakti-yoga, la bhakti étant l'union au Divin
par la dévotion. Drishti signifie qui permet la mise à distance
de l'objet regardé, drig, de celui qui observe drishta. Shankaracharya
insite sur la séparation entre drig et drishtâ comme étant
un point essentiel du védanta et du non-dualisme (advaita).
La quatrième partie, moksha, correspond au quatrième
et ultime but des efforts de l'homme, purusârtha, et aussi au quatrième
état de la vie de sannyâs, c'est à dire le détachement
complet.
Jacques Vigne, Dhaulchina, Himalaya,
Le maître est vibration, tout ce que le disciple
doit faire, c'est de rentrer en résonance.
Dans le shivaïsme du Cachemire, on dit que l'univers provient d'une vibration, spanda:, de l'Absolu, ce qui évoque étonnamment la physique moderne ainsi que sa correspondance onde-corpuscule et matière-énergie. Le maître qui est une fenêtre vers l'Absolu laisse passer aussi une certaine vibration. S’il a un disciple silencieux et que leur relation n'est pas troublée par des parasitages extérieurs, celui-ci rentrera spontanément en résonance, soit quand il est physiquement en sa présence, soit à distance par télépathie. Pour ceux qui ne connaissent pas la physique, il paraît quelque peu miraculeux que deux objets à distance puissent rentrer en résonance, mais pour ceux qui savent, c'est une loi naturelle. Spandanam, signifie non seulement vibration comme spanda:, mais aussi les mouvements du bébé dans le sein de sa mère. Ici également, la vibration du guru permet d'éveiller un début de vie spirituelle même chez ceux qui sont réfractaires. La plus haute transmission entre maître et disciple est d'après le Shivaïsme du Cachemire anupaya, 'sans moyens', sans intermédiaires, immédiate. Nous reparlerons de la résonance à propos du son intérieur, nada, dans la quatrième partie. Dans le zen, les disciples peuvent passer du temps à recopier des calligraphies de leur maître, ils estiment que c'est une bonne manière de rentrer en résonance avec lui. Même dans la peinture occidentale, on considère qu'une bonne façon pour les étudient de pénétrer l'esprit d'un maître antérieur est de recopier certains de ses tableaux. On peut croire de l'extérieur que la relation guru-disciple est un phénomène affectif. Certes l'affectivité peut y avoir une place, surtout au début, mais plus profondément elle est basée sur 'quelque chose' qui tient de l'être pur. Le Om est la vibration pure par laquelle le monde a été
créé, c'est le début et la fin de chaque mantra, c'est
aussi l'expression du son du silence. Quand le mental du maître et
celui du disciple sont en phase et peuvent s'arrêter en même
temps, c'est alors que la vraie communication passe. A ce moment-là,
il n'y a pas lieu de distinguer entre la présence de l'un et celle
de l'autre, même quand il sont a distance ou que le maître
a quitté son corps. Les deux présences sont unies comme le
lait et l'eau, comme le miel et le goût du miel.
La posture doit être effectuée dans la joie et grâce
à la joie.
La posture est une expression spontanée de la joie, c'est une danse immobile, un chant silencieux. Asana apris en hindi le sens de "facile". Si le mental est rempli de joie, il vivra l'asana comme facile, même si le corps finit toujours par résister au-delà d'un certain point; de toute façon, la charpente physique finira toujours par s'arrêter, ne pouvant plus aller au-delà. L'étirement de la posture est pareil au baillement qui délasse le corps et donne un début de joie. Si on "baille d'enneui", c'est justement pour remettre autant que possible de la joie face à un lassitudei qu'on sent monter. Cela fait vingt-cinq ans que je pratique les postures pratiquement tous les jours, même si ce n'est pas longtemps, et vingt ans que je médite tous les jours, à de très rares exceptions près. J'ai souvent remarqué qu'après la méditation on pouvait être un peu somnolent, 'tassé' comme on dit, voire même un peu triste. Les postures suffisent la plupart du temps à faire remonter la joie, elles ont le même effet qu'une marche vive. Dans les deux cas, il y a production d'endorphines qui sont les 'neuro-transmetteurs de la joie'. Un problème, c'est qu'elles sont aussi les neurotransmetteurs de l'appétit, il faudrait dire des appétits en tous genres. D'où les fermes conseils de discipline de vie donnés dès le début de la voie du Yoga (yama-niyama). Il ne faut pas faire de la méditation une technique-miracle qui dispense de mettre de l'ordre dans sa vie. C'est pour cela que celle-ci, dans sa forme complète et intensive, est considéré comme l'avant-dernier stade du yoga à huit membres de Patanjali. Si du fait d'une certaine excitation intérieure, le pratiquant se précipite sur la satisfaction de ses appétits, il perdra vite la joie du Yoga pour retomber dans une sorte de satiété morne et ennuyeuse, satiété qui représente pour beaucoup, malheureusement, l'état habituel. De plus, il perdra confiance dans le pouvoir du yoga, ce qui est fâcheux. Les psychothérapeutes expérimentés disent que l'amour humain ne guérit pas. Si quelqu'un de très névrosé tombe amoureux, il sera soulagé pour quelque temps mais ensuite il impliquera l'autre dans sa névrose et retombera plus ou moins dans son état de souffrance antérieur. L'amour est une grande force, il est comme l'essence dans le moteur, mais remplir le réservoir à ras-bord n'aidera pas à réparer une avarie dans le moteur lui-même. Peut-on dire que la joie qui vient de la pratique est thérapeutique? Elle ne l'est guère si la pratique est superficielle, épisodique et non accompagnée d'une discipline de vie. Le peu d'énergie qu'on y gagne est gaspillé au fur et à mesure; mais la joie soigne quand la pratique est faite avec confiance, intensité et discipline. Ceux qui ont l'habitude de la psychothérapie demanderont: 'Comment peut-on guérir si on ne fait pas remonter les souffrances passées?' En fait elles remontent dans la pratique du hatha-yoga, et surtout de la méditation, mais en leur temps, quand elles sont 'mûres' pour le faire. A ce moment-là, elles sont brûlées dans le feu de la pratique comme dans un grand feu de joie qui consume toutes sortes de restes inutiles. On ne peut oublier l'image des souffrances passées, mais on peut les considérer avec le sourire, et cela est thérapeutique. On ne peut 'jeter' les souvenirs négatifs comme on jetterait un verre d'eau sale; mais on peut verser régulièrement de l'eau propre dans ce verre, l'eau de la pratique, l'eau de la joie, et la saleté sera progressivement diluée. De plus, tout un faisceau de recherches récentes a bien montré que la mémoire était liée à l'état. Quand on est dans un état triste, tous les souvenirs tristes remontent à la surface. C'est bien connu dans la dépression, où on a même donné un nom spécifique à ce phénomène, la rumination morbide. De même si on peut se maintenir dans un état de joie, les souvenirs heureux remonteront spontanément, et les tristes seront non seulement enterrés, mais en plus désamorcés. A la périphérie des grandes métropoles, il y a de grandes déchetteries; il arrive qu'on les recouvre de terre pour construire dessus des villes nouvelles. On y crée des espaces verts et des jardins, on y bâtit des maisons et la vie s'y développe de façon harmonieuse. La question est de savoir comment créer et maintenir un état de joie. La pratique du Yoga donne à cette question des réponses qui ont été éprouvées au fil des millénaires. Il arrive trop souvent dans les cours de hatha-yoga que
les postures soient vécues de façon masochistes: ' on se
fait du mal pour se faire du bien', et certains professeurs peuvent même
exploiter ce travers de manière plutôt sadique. En réalité,
quand on trouve la joie dans la posture, elle devient naturellement ferme
et agréable. Et à l'inverse, pourquoi chercherait-on à
rendre la posture ferme et agréable, si ce n'est pour trouver la
joie? Ma Anandamayi, don’ le signifiait 'pénétrée
de joie', disait que le corps était comme le papier qui emballait
un cadeau. Il faut l'ouvrir délicatement pour ne pas le déchirer.
Le complexe désir-colère est le voile principal
Pour ceux qui ont l'expérience de la méditation continue lors de retraites prolongées, c'est une évidence. Les théories psychologiques, les métaphysiques et les ésotérismes diluent les choses, mais pour celui qui veut progresser, l'obstacle principal est le désir et la colère, et l'habileté dans la pratique consiste à savoir soit comment les désarmer, soit comment les transmuter. Le Soi est toujours là sous-jacent, mais il est recouvert par le complexe désir-colère de même que le feu à l'intérieur d'un volcan est recouvert par une croûte de lave en train de se refroidir et de se figer. En sanskrit, on associe régulièrement
les deux mots kâma, désir sexuel et krodha,
colère. Le désir frustré engendre la colère,
et celle-ci vient du désir de soulager une tension, les deux sont
donc entremêlés. C'est pour cela qu'on peut parler à
juste titre du 'complexe' désir-colère. Le voile, la couverture,
âvaranam, est une notion fondamentale du védanta. Le Soi n'est
pas absent, mais il est voilé par notre agitation mentale et notre
façon erronée de voir les choses; et si on va à la
racine de tout cela, on trouvera le désir et la colère comme
cause principale de même qu'il y a une cause principale à
la Nature physique ou subtile qu'on appelle pradhân dans le samkhya.
Cette Nature 'pradhân' est le premier voile sur la conscience pure
(purusha), qui dans le samkhya primitif est démultipliée
en chaque individu.
Dans la Bhagavad-Gita, Krishna va droit au fait en parlant du désir et de la colère comme des deux portes de l'enfer. Quand Shiva, le dieu du Yoga est tenté par l'apparition de Kâmadev, le dieu du désir, il le brûle de son troisième oeil. Après Vishnou qui est chargé de la protection du monde vient se plaindre à lui en disant:'Comment la société pourra-telle survivre, comment les enfants pourront-ils être conçus si le désir est détruit?' Shiva accepte l'argument et redonne vie aux cendres de Kâmadev dispersées par le vent, c'est à dire qu'il ressuscite le désir mais sous la forme transmutée d'amour spirituel et universel. Ceux qui font beaucoup de méditation imposent de longues périodes d'immobilité à leur corps et à leur mental, et ceux-ci n'y sont guère habitués. D'où tension et désir de soulager cette tension par la colère. Cette dernière peut prendre volontiers le masque respectable de la colère juste, par exemple contre les pratiquants qui n'ont pas une vie exemplaire ou contre les enseignants qui répandent des idées fausses -il est vrai qu'il ne manque pas et qu'il ne manquera jamais ni des uns ni des autres. C'est pour cela qu'il faut se méfier tout particulièrement des colères qui semblent justifiées. Même si elles ne semblent pas graves de l'extérieur, elles sont comme le citron dont quelques gouttes suffisent à faire tourner un pot entier de lait. On fait bien de caricaturer le prophète de malheur qui prédisent les pires catastrophes au peuple s'il ne suit pas les décrets du Tout-Puissant, décrets que bien sûr le dit prophète est le seul habilité à communiquer. Le désir et la colère sont les deux grandes drogues, les deux grandes dépendances du mental. On sait bien en thérapie que le propre de quelqu'un de dépendant, c'est de ne pas vouloir reconnaître qu'il l'est. J'ai parlé dans un autre ouvrage d'un de mes patients alcooliques qui m'avait dit:"Docteur, je veux bien faire toutes les thérapies que vous voulez, mais surtout ne me demandez pas d'arrêter de boire.' C'est typique d'un paralogisme, c'est à dire d'un raisonnement qui semble logique alors qu'il est faux et dont le patient se sert pour se masquer à lui-même sa dépendance. Les justifications diverses des colères sacrées ou impulsions fanatiques sont aussi des paralogismes pour essayer de couvrir une dépendance, une addiction au plaisir à la base physique que procure une 'bonne' crise de colère. De même, vue globalement, il y a toute une part de l'entreprise psychothérapique actuelle qui tient du paralogisme. On fait croire au patient qu'avec un travail de quelques week-ends ou une cure de cent ou deux cent heures, il va devenir indépendant de ses impulsions de colère ou sexuelles en les gérant 'rationnellement'; ce n'est pas si simple. De même il y a un certain nombre de formes de spiritualités pour grand public qui sont sentimentales, voire tantrico-érotico-mystiques, où l'on parle de l'amour à chaque phrase; elles semblent tenir du paralogisme. Elles donnent l'impression de transmuter la force sexuelle et les émotions perturbatrices mais en fait entretiennent plutôt les gens dans leur accoutumance. Au vu de tout cela, il est bon de redire que le meilleur moyen de guérir d'une dépendance, c'est déjà de la voir en face sans chercher à la couvrir de raisonnements paralogiques. L'enseignement de l'Inde traditionnelle est fondé sur le Dharma, la Loi juste; certes, à chaque génération, des intellectuels fatigués s'escriment à démontrer qu'elle n'existe pas, mais ils sombrent bientôt dans l'oubli, détruit par le temps inéluctable comme des insectes par le passage des saisons. Seule demeure la Loi juste. J'ai souvent constaté que lorsque des gens font
un début de démarche pour demander des conseils spirituels
à quelqu'un de plus avancé et qu'on se met à leur
parler d'une meilleure discipline dans leur vie sexuelle, ils deviennent
irrités, voire furieux. Ceci prouve deux choses: d'une part, le
désir et la colère sont intimement liés, nous l'avons
vu; d'autre part, le désir est à la racine de l'égo
comme le nerf à la racine de la dent. Quand le dentiste le touche,
le patient saute en l'air et si c'est un enfant, il peut même s'enfuir
du cabinet pour ne plus y retourner. C'est là, en pratique, le principal
obstacle à la transmission spirituelle. Les gens ont envie d'entendre
ce qui leur plaît, et quand on leur dit ce qui leur est utile mais
ne leur plaît pas, ils s'enfuient et ne reviennent plus.
Les abeilles des pensées se mêlent au mélange
des miels
Les pensées sont des abeilles qui vont de ci de là; des fois elles nous rapportent du pollen, d'autres fois elles nous piquent, elles sont hautement imprévisibles. Seuls les apiculteurs experts savent récolter le miel à mains nues et sans se faire piquer; Seuls les méditants confirmés peuvent observer sans méthode particulière le mental tel qu'il est. Les autres essaient, et se font piquer. Si l'on veut être tranquille dans une grande salle infestée d'abeilles, un bon moyen peut être d'installer un pot de miel ouvert à l'autre bout de la pièce. Les abeilles s'y agglutineront et nous laisseront en paix. De même, quand on obtient la joie de l'union des trois canaux d'énergie à l'ajna ou au cœur, c'est à dire le 'mélange des miels', les pensées-sensations se dirigent spontanément vers ces centres comme des drogués vers leur drogue, et laissent le reste du corps-mental apaisé, comme vide -enfin vide. Dans le Yoga-Vashishta, un grand texte védantique médiéval, il est dit expressément que du point de vue pratique, la meilleur façon de stopper le mental est d'amener le prâna, c'est à dire le flux des sensations, à s'écouler de manière régulière. A ce moment-là les pensées suivront 'comme le cavalier suit son cheval'. Pour prendre une autre image qui revient au même,
on peut comparer notre corps-mental à un marécage:
l'eau stagnante correspond aux sensations qui ne s'écoulent pas;
si on crée des canaux de drainage, l'eau se mettra à s'écouler
régulièrement et toujours dans la même direction, le
marécage sera asséché et deviendra un champ cultivable.
Signalons pour finir qu'il faut que la pratiquant ait déjà
une bonne maîtrise de son affectivité, afin que 'l'union du
yoga' au niveau des çakras ne soit pas interprétée
comme un éveil de la sensualité cause de redescente, mais
reste réellement une union yoguique dans les çakras supérieurs.
A l'arrêt, le paon montre tous ses yeux.
Nous en venons maintenant au cœur du Yoga: à l'arrêt du mental, la conscience pure peut se déployer sans entraves. Il n'y a pas d'autre voile sur la profondeur que les vaguelettes qui agitent sa surface sous formes de pensées et de sensations, on pourrait dire de pensées-sensations puisque les deux vont de pair, comme l'image d'un même objet qui bougerait entre deux miroirs face à face; de même que les 'yeux' du paon sont en général cachés à l'intérieur de sa queue, de même la pure conscience est d'habitude masquée par l'agitation des activités extérieures et ne déploie sa 'roue', çakra, pleinement que dans l'immobilité méditative. Les yeux du paon sont sur ses ailes; pareillement, notre conscience
est répandue dans le corps vivifié par le 'vent', c'est à
dire la circulation du prana, des courants de sensations et d'énergie.
Le paon est l'oiseau du Paradis. Ce n'est pas étonnant puisque la
capacité d'immobilisation dans le déploiement de la Conscience
pure est inséparable de la capacité d'éprouver une
félicité complète. Même dans l'expérience
courante, l'éveil élémentaire de l'attention est lié
à un petit mouvement respiratoire, en quelque sorte juste le temps
de faire 'Ah'! pour exprimer sa surprise; dans la respiration profonde,
la respiration devient superficielle. Cela correspond en réalité
à un arrêt de la ventilation, puisque l'air va et vient dans
les voies respiratoires sans être renouvelé; mais pour que
le corps ne s'affole pas on le trompe en quelque sorte en lui faisant croire
qu'on respire toujours. A un stade suivant, il peut y avoir un arrêt
complet de tout mouvement respiratoire qui peut se prolonger longtemps
chez un yogui entièrement absorbé en lui-même. Pour
trouver l'expérience spirituelle juste, point n'est besoin de chercher
'de midi à quatorze heures'. Elle est là, à portée
de main, dans l'instant présent, dans l'immobilité indéfiniment
renouvelée de ce midi éternel, de cet instant qui semble
bouger et pourtant ne bouge pas. Notre mental est fait de la substance
du Soi comme le tourbillon est constitué d'eau. Quand le tourbillon
s'arrête, il cesse d'exister et seule l'eau demeure en sa pure transparence.
L'ermite part s'installer en marge du monde: assis sur la margelle
de l'univers, il regarde les étoiles.
Les Anciens voyaient notre terre comme un disque, nous le voyons maintenant
comme une sphère, mais l'ermite, lui, le voit comme un puits, avec
tout au fond les eaux noires et stagnanantes du matérialisme le
plus plat. Il s'extrait de ce puits, cess d'y rechercher sa propre image
et s'installe sur la margelle de l'univers, au lieu précis du plus
haut vertige; et de cette position d'équilibre pour lui stable,
il regarde les étoiles, ou la nuit entre les étoiles, qui
saura jamais?
La solution: dissolution.
L'agitation mentale qui est le grand obstacle à la pratique se manifeste dans le corps par de multiples tensions; pour résoudre ces difficultés, il faut les dissoudre. Les psychothérapies efficaces font souvent intervenir une forme ou une autre de relaxation, au minimum celle qui provient du simple fait de se sentir écouté, et l'abandon complet au Divin qui est recommandé dans la voie de la Dévotion est une forme de dissolution dans le Suprême. Dans la voie de la Connaissance, du Sans-forme la dissolution représente l'alpha et l'oméga; en pratique, on se centre le plus souvent sur la dissolution du 'je'. Tant qu'on ne peut pas intégrer avec un sourire la dissolution à ses conceptions spirituelles, il restera au fond du coeur une peur de la grande dissolution, la mort, et l'on vivra avec un arrière-goût d'anxiété. En sanskrit et hindi, samâdhi signifie la dissolution de l'égo dans l'exstase, et samâdhân signifie solution: donc, dans ces deux langues aussi, les mots eux-mêmes nous murmurent à l'oreille: 'la solution, dissolution'. Le laya-yoga correspond à une technique, ou une voie, qui permet de dissoudre l'égo dans le son intérieur. Cela a l'intérêt de donner une expérience rapide, quasi-instantané de l'arrêt du mental, même s'il est très difficile de la faire durer lontemps. Nous y reviendrons dans les aphorismes suivants. Pralaya, la dissolution complète, évoque la fin d'un cycle de l'univers; la dissolution de notre égo par le laya-yoga est donc une évocation en miroir, une anticipation de la dissolution du cosmos, non pas à la fin des temps, mais 'à la fin d'un temps' devrait-on dire; en effet, pour l'Inde, les contractions et les expansions de l'univers se succèdent comme les battements du coeur de Brahma. Il est coutumier en musique de commencer un morceau par un mouvement lent: andante dans les sonates en musique occidentale, alap en musique indienne. La tradition hindoue considère que la symphonie de l'univers a commencé par un mouvement extrêmement lent, le pranav, la forme originelle du Om, si lent qu'il correspond même à un son complètement immobile. Certes, je connais bien les objections habituelles: s'il
y a dissolution, que devient la personne, la relation à l'autre,
l'engagement social, l'amour humain? On peut déjà faire remarquer
que nombre de sages qui ont suivi la voie de la dissolution de l'égo
ont contribué notablement à structurer la société,
comme le Bouddha ou Shankarâchârya. Pour ce qui est de l'amour
humain, il faut avouer que son charme profond, la fascination qu'il excerce
sur les gens vient de ce qu'il amène à une dissolution des
amants l'un dans l'autre, même si celle-ci ne dure pas; et puis au
fond, qu'importe les objections! Que les prêcheurs de toutes les
morales, que les conseillers de toutes les prudences, que les savants de
tous les savoirs déclarent ce qu'ils veulent. Que les gens du monde
se raccrochent à leur personnage avec vanité, que les psychologues
se rattachent à leur personnalité avec anxiété,
que les dualistes see rattrapent à la personne avec angoisse. Pour
moi, j'irai répétant:'La solution, dissolution'.
Prendre son bain dans le Gange immobile du silence sonore.
Le son du silence enveloppe comme un bain. Si l'on va se baigner dans le Gange himalayen, avant même de rentrer dans l'eau, on est immergé dans le grondement du fleuve qui bondit de rocher en rocher. Les yoguis disent qu'il récite le Om, et que c'est une des raisons pour lesquelles il est bon de méditer sur ses rives, c'est à dire d'y prendre un bain sonore. Le Gange en sanskrit et hindi est féminin, c'est la Mère originelle, aller s'y baigner est donc retrouver cet état mystérieux d'avant la naissance. En sapant à la base le verbiage et les mouvements rapides du mental, le son du silence rafraîchit la conscience, elle la purifie de ces éléments indésirables que ce verbiage ne manque pas d'engendrer. Parfois, l'attention est tellement suspendue à l'écoute que le souffle lui-même se suspend; cela conduit à une intensification du désir pour l'Absolu et rappelle une image classique: il faut désirer le Divin avec autant d'intensité que celui à qui on tient la tête enfoncée sous l'eau pendant longtemps cherche à la remonter à l'air libre. La continuité du son intérieur crée une stupéfaction du mental, au sens courant d'arrêt et au sens mystique d'extase. Le corps n'est pas habitué à cette continuité de l'immobilité, il fonctionne plus par rythmes (respiratoire, cardiaque, etc….) ou dans l'agitation. Le mental, lui non plus, n'est pas accoutumé à cette simplicité d'un même son en permanence, c'est pourquoi les deux ont tendance à se rebiffer, et c'est tout l'art du pratiquant de savoir les apprivoiser, les charmer avec la flûte du son du silence comme deux serpents. Une fois qu'on en a pris l'habitude, on a une forte envie d'y revenir comme s'il s'agissait d'un 'stupéfiant', d'une morphine naturelle. Il est probable que l'écoute du son intérieur est relayée biochimiquement par les endorphines cérébrales, puisqu'il s'agit d'un excercice d'attention pure, et que attention et endorphines sont intimement liées (cf le chapitre 'substance' de mon ouvrage 'Méditation et psychologie'). Du point de vue physiologique, le son intérieur est relié au bruissement du sang dans les artérioles de l'oreille interne, et aussi au mouvement continu des cils des cellules à l'extrémité du nerf auditif, c'est à dire également dans l'oreille interne. Par ailleurs, le tonus musculaire de base peut aussi produire une vibration qui sera transmise par la charpente osseuse jusqu'à la cochlée. Les sons pulsatiles sont en général liés au rythme cardiaque, et perçus comme des tintements de cloches ou un fond sonore de tampoura dont le volume varie légèrement et régulièrement.. Le son intérieur est profond comme l'océan,
le mantra correspond aux vagues à sa surface. Si on décide
de fondre la répétition du mantra dans la continuité
du son, la conscience devient égale, lisse comme une mer d'huile.
Le méditant est un plongeur qui s'enfonce dans la masse liquide,
c'est à dire la variété des sons intérieur,
mais le laya-yoga dit qu'il y a un moment, même s'il reste bref,
où il peut toucher le fond, c'est à dire percevoir le son
fondamental. On dit aussi parfois que le nâda est produit par le
'frottement', la vibration du souffle, prâna, dans les canaux
subtil, nâdis, comme le passage de l'air dans un instrument à
vent produit diverses sonorités; les deux mots nâda et nâdi
sont d'ailleurs proches.
Le fait est que la perception du son est plus claire, plus continue
quand on décide de l'écouter en un point, par exemple le
coeur ou l'âjnâ, où l'on fait aussi confluer les trois
canaux principaux, ida, pingala et sushumna. Une fois
qu'on a calmé les bruits du mental par la confluence des canaux
d'énergie, le son discret qui était toujours présent
à l'arrière-plan se révèle facilement; La sushumna
peut-être par exemple vécue comme une flûte dont les
trous seraient des çakras, ou comme une trompette verticale. On
dit que les trompettes qu'on a sonné sept fois autour de Jéricho
on fait s'effondrer les remparts de la ville. De même, en persévérant
dans l'écoute du son intérieur, les murailles de l'égo
finiront par s'effondrer. La perception de ce son, comme la récitation
du Om, permet de revenir à une vibration du corps, du mental
et de l'être spirituel complètement unifiée. Et cette
vibration 'en cohérence de phase' a un grand pouvoir, de même
qu'un rayon laser a beaucoup plus de puissance qu'un rayon lumineux ordinaire.
En médecine, on peut désagréger des calculs par des
vibrations sonores, c'est la lithotripsie. Le son fondamental soigne par
'égotripsie', en brisant par le pouvoir de sa vibration unique des
structures égoïques rigides, sclérosées, comme
calcifiées.
On peut entendre différents timbres de son intérieur; Nous avons déjà évoqué les sons pulsatiles comme des tintements de cloches au loin. Les sons continus sont les plus faciles à percevoir en général au début; il y a un bruissement aigu, pareil au chant de milliers de criquets, qui est présent de façon tellement constante qu'on a tendance à l'oublier. On peut percevoir un son continu et grave comme la corne de brume d'un bateau dans le lointain. Dans les deux cas, on peut reconnaître dans ces sons continus une sorte de conque, sortie de l'océan primordial et donc liée, comme le Om et le nada à la création. Les sons graves ont un effet relaxant; Sans doute est-ce pour cela que les Tibétains récitent leurs mantras d'une voix très grave; on a aussi remarqué en chirurgie que faire écouter au patients durant les opérations, quand ils sont endormis, des sons très graves grâce à un walkman permettait de réduire de moitié les curarisants et anesthésiques qu'on leur administrait. Ces quelques indications ne doivent pas amener le pratiquant à s'auto-suggestionner à propos des sons qu'il perçoit; il n'y a pas de 'bon' ou 'mauvais' son à percevoir, vient ce qui vient. Des parfumeurs expérimentés peuvent dire, en sentant une odeur, quels sont les éléments qui la composent. De même, un nâda-yogui expérimenté pourra analyser de multiples timbres au sein d'un son qui paraissait au début unique. Un timbre donné a en général une affinité, une résonance donnée bien perçue dans une partie du corps spécifique. A l'inverse, si on écoute le premier son intérieur qui se présente à l'attention et qu'en même temps on se concentre sur une partie du corps donnée, son timbre se modifiera légèrement et deviendra spécifique de cette partie du corps; en se souvenant ensuite directement de ce timbre particulier, on pourra sensibiliser et travailler la partie du corps correspondante. On peut ainsi 'écouter' par exemple les zones du corps importantes pour garder ou retrouver une bonne posture, et ainsi, non seulement les sentir et les voir intérieurement, mais aussi les entendre. De cette façon, on en est plus conscient. Pour pousser cette idée plus à fond, on peut dire que tant qu'on n'a pas entendu une sensation, on ne l'a pas perçue pleinement. Les différents timbres et types de sons sont la
manifestation d'un même son fondamental, et les percevoir nous ramènent
à celui-ci. Que le son intérieur donne une note de gravité
à la méditation ou d'acuité à la conscience,
il est toujours pacifiant et unifiant. Comme dit Swami Nirgunanda qui a
pratiqué longtemps le nâda-yoga durant les douze ans qu'il
a déjà passé à l'ermitage de Dhaulchina: 'L'écoute
du son intérieur est plus qu'un excercice d'attention, c'est l'attention
elle-même'.
La félicité du Son, c'est l'Absolu.
On appelle le son intérieur anâhata, non-frappé, c'est à dire non produit par la percussion ou le frottement d'objets extérieurs comme les sons ordinaires. Il s'agit d'un son incréé, aussi important pour la perception du monde intérieur que la lumière incréée sur laquelle insistent certaines écoles mystiques, comme les orthodoxes ainsi que les védantins avec la 'sva-prakâsha', la lumière en soi. Pour reprendre une vieille tradition occidentale, on se souvient peut-être de la légende de la ville d'Ys, engloutie sous les mers et dont les marins entendent parfois les cloches sonner. Il n'est pas impossible que ce récit soit l'interprétation, l'élaboration mythique de la perception du son intérieur qui, quand il est pulsatile, ressemble souvent à des tintements de cloches. La pratique systématique de l'écoute du son fondamental permet de percevoir à tout moment l'écho joyeux des cloches de la Pâque perpétuelle. Pour conclure le commentaire de ces cinq aphorismes sur la dissolution
dans et par le son intérieur, il est bon de rappeler qu'il ne s'agit
pas d'une froide technique destinée à étouffer, asphyxier
de façon violente cet ennemi qu'est le mental. Il s'agit d'un accès
direct et sans intermédiaire, pas même celui de la prononciation
d'un Nom, à la félicité de Brahman, brahmânandam;
les mots nâda et ânanda entrent d'ailleurs facilement en résonnance:
'nâdânandam kaivalyam', la félicité du Son, c'est
l'Absolu.
Sombrer dans la lumière
Nous en arrivons pour finir à un paradoxe fondamental de la vie mystique: la lumière essentielle ne se manifeste pleinement que quand les formes s'effacent, d'où les images classiques de nuit lumineuse, de nuage d'inconnaissance, de nuée glorieuse, etc… Cet effacement des formes quand on sombre dans la lumière correspond à un arrêt du mental, à une stupéfaction émerveillée. Asombroso en espagnol ne signifie-til pas stupéfiant? Quand un bateau sombre, il abandonne les tempêtes de surface pour le calme des grands fonds. En achevant là le temps de sa traversée, il coule dans le non-temps et y trouve la stabilité définitive; sombrer dans la lumière, c'est aussi s'enfoncer dans le sommeil profond du samâdhi et de la claire conscience qui y règne. On traverse les couches intermédiaires de la faune sous-marine, c'est à dire des créations mentales, des rêves d'enfer ou de paradis pour atteindre finalement le sable stable du non-temps -et y déposer son trésor. |
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