Journal d'un psychiatre en Inde

Installé à Bénarès depuis Noël, je n'oublie pas mes amis de France. Il est délicat d'écrire à plusieurs personnes à la fois, car, même si cela permet pratiquement d'en dire plus, ça reste un peu impersonnel.

Mais l'Inde n'est-elle pas le pays même de l'impersonnel ? N'y a-t-il pas dans l'impersonnel une efficacité réelle à laquelle nous pouvons difficilement donner un nom, parce que justement elle est impersonnelle ? J'aimerais communiquer un peu de ce qui se passe en moi quand je vais par exemple me promener sur les ghats (Ghats: grands escaliers descendant dans un cours d'eau.) le long du Gange, à quelques centaines de mètres de mon logement. En découvrant toute l'étendue de Bénarès illuminée par le soleil qui s'est levé de l'autre côté du fleuve, je ne peux qu'apprécier la justesse du second nom de Bénarès: "Kachi", "la resplendissante, la cité de lumière".
 
 

Mon itinéraire a été fait de rencontres, d'abord à Delhi, puis le long du Gange à Kanhala, Hardwar, Rishikesh et maintenant Bénarès.

A Delhi, j'ai rencontré Sudhin Kakar.

Il est psychanalyste et indien. C'est-à-dire qu'il est considéré comme sous-développé par la plupart des psychanalystes et hors caste par la plupart des indiens.

Malgré cela, il continue, livre après livre à mettre en évidence des liens entre psychologie occidentale et pensée indienne. L'état actuel des idées peut se résumer assez simplement: si l'on considère le premier stade de développement de la psychanalyse, le psychisme fondé sur une économie du désir, le spirituel étant considéré comme une sublimation - implicitement superflue - de la libido, il y a peu de lien entre psychanalyse et yoga. En effet, dans le yoga, I'énergie, la conscience (chit) est d'abord être, bonheur (sat, ananda). Chez pratiquement tout le monde, elle se retrouve fortement déviée dans le champ du désir, et il s'agit, par le travail du yoga, de la faire revenir à sa source. Cette différence d'orientation est importante. Car l'orientation influence de manière décisive l'évolution de l'esprit. Que l'on appelle cela "effet placebo" ou "pygmalion" en psychologie, ou "shraddra'" (confiance) dans le yoga, le phénomène est le même: le mental est éminemment suggestible, il s'adapte à la manière dont on le considère jour après jour. Si on y voit un instrument diabolique, il deviendra un instrument diabolique. Si on y voit un enfant à éduquer, il deviendra un enfant à éduquer et peut-être même un adulte.

La seconde vague de psychanalystes insistant sur l'aspect relationnel dans le processus thérapeutique est plus proche du yoga dans sa relation Guru-disciple. Si l'on considère que la souffrance psychique est inséparable d'un trouble relationnel, dans l'enfance et après, et que le thérapeute guérit en établissant une relation d'un type nouveau, plus simple, moins encombrée de projections que toutes celles auparavant, il y a alors une grande similitude avec la relation Guru-disciple. Le Guru recompose, à partir de tous les types de relations antérieures, une relation unique, de même qu'un prisme peut recomposer, à partir de couleurs de l'arc-en-ciel, la lumière blanche.

Un autre psychologue que j'ai rencontré à Bénarès, dans le service de psychiatrie du C.H.U., mélange allègrement comportementalisme, relaxation et méditation bouddhiste, sans que cela ait l'air de lui poser le moindre problème métaphysique.

Il porte le nom de Tulsidas, un des mystiques les plus connus de Bénarès, qui a traduit au XVlème siècle le Ramayana en indi. Et ce qu'il ne dit pas, mais que tout le monde sait, c'est que sa mère est l'une des plus grandes guérisseuses de Bénarès et qu'elle opère régulièrement dans les temples de la ville sacrée.

Les rencontres de yogis que j'ai faites sur les rives du Gange, de Rishikesh à Bénarès, m'ont impressionné. Et si j'écris cette lettre, c'est déjà pour faire réaliser qu'il y a une tradition vivante du yoga en Inde actuellement. Les bons yogis sont certes rares, mais quand on regarde bien l'histoire, il semble qu'ils l'ont toujours été.

J'ai passé ma première semaine Hardwar à parler avec H.W. L Punja.

Punja est un ingénieur en retraite qui a 74 ans maintenant qui se définit comme étant un Guru. Il a été disciple de Ramana Maharshi, et était invité par Krishnamurti dans son centre de Suisse pour animer des causeries. Au départ, il était un grand fervent de Krishna. Peu après être venu auprès de Ramana Maharshi, en 1947, il a perçu, une nuit, à Madras, que celui-ci lui donnait un mantra de Krishna. Il se mit à le réciter avec passion, et put enfin obtenir le but de sa sadhana, de sa pratique spirituelle: il vit Krishna. Enthousiaste, il continua. mais à la place de Krishna, c'est Rama qui lui apparut la seconde fois. Très déçu du résultat inattendu, il vint voir Ramana Maharshi. Ce dernier lui demanda:

- << Ces divinités que tu as vues, les vois-tu encore ?

- Non

- Pourquoi alors t'attaches-tu à ce qui va et qui vient, et ne t'attaches-tu pas au Soi, qui est permanent ?"

Cette réflexion changea complètement sa manière de voir. Il obtint un certain degré de réalisation, abandonna ses pratiques de mantra intensives et se mit à rechercher le Soi. Il demanda le sannyas(Sannyas: la possibilité de renoncer complètement a l'action, un peu comme dans l'état monastique.) à Ramana Maharshi, mais celui-ci refusa, car il était déjà marié avec des enfants. Il fit carrière comme ingénieur des mines dans le sud de l'Inde, et depuis qu'il est à la retraite, voyage plus à l'étranger pour donner son enseignement qui consiste principalement à vivre quelque temps près de lui, dans la vie courante. Il était ami du Père Le Saux, et ce dernier en parle dans ses souvenirs. Il pense qu'il y a des liens étroits entre psychologie et spiritualité. Il m'a raconté en détail plusieurs cas de "psychothérapie" efficace qu'il avait pratiqués avec succès.

A 74 ans, il continue à noter ses expériences sur son agenda, jour après jour, assez brièvement, mais fréquemment. J'ai lu quelques passages de son agenda. Et chaque année, il jette son agenda dans le Gange. Il avait demandé au Père Le Saux de faire pareil une fois qu'il l'avait rencontré à Rishikesh, mais ce dernier n'avait pas acquiescé. C'est peut-être ce qui nous vaut actuellement une publication de ces agendas par Marie-Madeleine Davy.

Un autre yogi que j'ai rencontré à Hardwar, Chandra Swami a connu un itinéraire plus traditionnel dans le yoga. Il a abandonné des études d'ingénieur pour se consacrer à sa Sadhana (Sadhana: recherche spirituelle) sous la direction de son Guru.Il a vécu dans la solitude sur une sorte d'île au milieu des bras du Gange, entre Rishikesh et Hardwar. Au bout de l5 ans - il était très souvent en silence - les gens ont commencé à se grouper autour de lui. Au bout de 20 ans, il y a peut-être une dizaine d'années de cela, ils lui ont construit un ashram.( Ashram: lieu d'accueil dans lequel se groupent des disciples autour d'un maîrtre, d'un enseignant.)

Je lui ai demandé lors d'une entrevue l'autorisation de présenter son ashram dans la seconde édition du livre de Muz Murray ''Seeking the master''. Il m'a répondu - par écrit, car il était en période de silence - "Vous pouvez parler de cet ashram et de tout ce qui concerne sa vie. Mais de moi, que pouvez-vous dire ? Même dans cet ashram, personne ne me connaît. Pour connaître quelqu'un il faut être sur le même niveau de fréquence de vibration que cette personne ou cette chose. Il faut être un avec elle"

? Mais pour moi qui suis psychiatre, est-ce que ce n'est pas dangereux de chercher à être un avec des patients anxieux ou déséquilibrés ?

Vous devez pourtant essayer, sinon vous êtes un charlatan... Vous devez essayer d'être comme un Guru. Une extrémité est branchée sur Dieu, l'autre sur le disciple.

? N'est-ce pas prétentieux pour un thérapeute de se prendre pour un Guru ?

Il n'y a pas de différence de nature entre les deux. C'est plutôt une différence d'intensité. Le guru réalise complètement dans sa vie quotidienne ce qu'il dit.

? Pour vous qu'elle est la différence entre le fou et l'homme dit "normal" ?

Peut-être que le fou est moins hypocrite".

Bien que Chandra Swami passe de longues périodes sans parler, il est très présent dans l'ashram. En plus des réponses écrites qu'il donne, il participe aux repas en commun et à une promenade d'une bonne heure chaque jour avec les membres de la communauté. Le livre qu'il a écrit a été traduit en français sous le titre de ''L'art de la Réalisation" chez Albin-Michel.

Un autre yogi rencontré près d'Hardwar est Swami Ashishananda. Comme Punju, il a été disciple de Ramana Maharshi de 1946 à 1950. Après il est devenu disciple de Ma Ananda Moyee, et pendant deux ou trois ans après la mort de cette dernière, il a été assez influencé par Krishna Murti.

Un jour, Ma, spontanément, I'a appelé Ashish, qui signifie "bénédiction"; j'ai l'impression que c'est un nom qui lui correspond bien.

Malgré son expérience spirituelle déjà évidente - peut-être à cause d'elle - il poursuit une pratique intense de la méditation.

Quand je suis arrivé pour le voir, sans l'avoir prévenu, il était en train de méditer dehors, appuyé sur le mur de l'ancienne chambre de Ma. Je lui demandai:

? Que pensez-vous de la relation Guru -disciple ?

C'est comme la relation homme-femme, sans le sexe.

Nous nous sommes mis à parler de la psychologie du yoga et du bouddhisme. Deux de ses réflexions m'ont particulièrement frappé, I'une sur le regard, I'autre sur l'écoute:

"Quand vous regardez, vous pouvez le faire de deux manières: en choisissant de vous fixer sur tel ou tel objet, pour agir dessus, le déplacer, le remettre en place. Ou alors, avoir un regard non focalisé, qui embrasse tout sans rien choisir, sans chercher nécessairement à agir sur un détail ou un autre. C'est ce second type de regard qui nous manque trop souvent."

"Quand vous écoutez, il y a le son, et il y a le silence après le son. Comme dans le "Om" par exemple. Essayez de vous fixer sur le moment précis où le son devient silence. C'est à ce moment-là qu'il peut se passer beaucoup de choses."

? Comment se fait-il qu'un yogi puisse prétendre être omniscient, ou accepter qu'on le dise de lui ?

Dans le domaine matériel, les êtres réalisés ne sont pas omniscients.

Je me souviens d'une fois où le RamanaMaharshi s'est assis sur son coussin. Il y avait un petit écureuil qui s'était caché sous son coussin. Il a été écrasé.


La connaissance d'un yogi (Yogi: pratiquant d'un des yogas, des actes concrets, souvent des techniques, permettant d'être dans une saddana.) réalisé, c'est comme la connaissance d'un cuisinier. En goûtant un seul grain de riz, il peut dire si le plat de riz est cuit ou non. Son expérience est individuelle et pourtant universelle.

 

 


Un guru universel (jugathguru) n'est pas quelqu'un dont tout l'univers doit devenir disciple. C'est quelqu'un qui a réalisé complètement en lui la vérité non conditionnce. Il est complètement luimême. C'est le symbole de Shiva (Shiva: I'une des 3 personnes de la Trinité indienne.): le linge (masculin), et le yoni (féminin) mais les deux ne se font pas face: ils regardent tous deux vers le ciel. La réalisation n'est pas un orgasme, c'est un véritable androgynat, une véritable auto-complétude.

? A quoi servent les yogis dans la société ?

Ils sont des chercheurs, comme les chercheurs scientifiques.

On les paye pour quelque chose qu'ils recherchent mais qu'ils n'ont pas encore trouvé. Pourtant, la recherche est l'élément dynamique de la société.

Les renonçants (sannyas) sont comme l'armée. On les nourrit à ne rien faire, mais quand vient une crise, on est bien content qu'ils soient là pour vous aider.

? Après 33 ans comme disciple, de Ma Ananda Moyee, comment ressentez-vous son action sur vous ?

On peut à peine parler d'action, au sens courant, extérieur du terme. De plus en plus, il s'agit d'un processus de conscience qui se développe pour lui-méme dans votre for intérieur. C'est comme une lampe qui éclaire vos pas.

Ma voie avec Ma était la bhakti. (Bhakti: démarche d'union et de participation à tous les êtres par le sentiment d'amour.)

Il y a deux voies pour obtenir une eau pure. Soit la faire bouillir pour la transformer en vapeur et récupérer de l'eau distillée au terme.

C'est la bhakti , encore faut-il qu'elle soit assez intense pour pouvoir faire passer de l'état liquide à l'état de vapeur.

L'autre voie est le jnana (Jnana: voie de recherche par la connaissance.). Il s'agit de laisser décanter, le plus paisiblement possible le mental, en observant et se détachant.

*

J'ai passé une journée à Rishikesh avec une vieille dame peu ordinaire. Originaire de Suisse, elle avait fait le Conservatoire de Paris. Elle avait été l'élève d'Alfred Cortot et de Nadia Boullenger. Elle avait développé, à travers sa carrière de concertiste, un yoga de la musique. Elle m'a dit par exemple qu'elle n'a réussi vraiment à faire pleurer des salles entières qu'en se désidentifiant de ses propres émotions, pour laisser passer autre chose, ce qui correspond à la technique la plus importante de la méditation. Bien que d'un tempérament indépendant - elle avait obtenu une dispense pour ne pas aller aux cours du Conservatoire et travailler par elle- même - elle avait trouvé à Rishikesh son Guru et passait là quelques mois par an.

Elle n'aime pas spécialement les indiens - en tant que femme occidentale, elle a l'impression d'à peine exister aux yeux des indiens moyens - mais elle est très intéressée par le yoga.

Elle habite une maison qui domine le Gange à un endroit particulièrement sacré, puisque c'est à l'estuaire de l'Assi et du fleuve, le premier des cinq ghats où les pélerins doivent se baigner dans la journée.

Elle a été disciple de Père le Saux, et a participé à l'édition de son "Carnet spirituel" avec M.M. Davy. Lorsque j'ai chanté "in splendoribus sanctorum ex utero ante luciferum genui te" (dans la splendeur des saints, avant que la lumière soit, je t'ai engendré) elle m'a dit que cette phrase était comme un mantra pour le Père Le Saux. Et quand, 15 jours plus tard, j'ai chanté la communion de l'Épiphanie "Vidimus stella ejus in oriente", elle m'a simplement dit "C'est pour cela que je suis venue en Inde".

J'espére que ces quelques pages vous auront permis de voyager par l'esprit dans d'autres contrées. Car c'est vrai, les voyages, ceux de l'esprit surtout, forment la jeunesse.

A dans quelques mois, toujours par courrier. Jacques VIGNE


 
Poème
    Tu m'as fait connaître à des amis que Je ne connaissais pas. 

    Tu m'as fait asseoir à des foyers qui n'étaient pas le mien.

    Celui qui était loin, tu l'as rendu tout proche et tu as fait un frère de l'étranger.

    Pour celui qui te connaît, nul n'est plus étrange ou hostile plus une porte n'est fermée.

    Oh ! accorde-moi cette grâce: permets que je ne perde jamais 

    le bonheur de la rencontre de l'Unique, parmi le jeu de la diversité.

Rabindranath Tagore (Inde)



 
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