Sadgourou Shrî Jnânânanda
Article traduit par le Dr Jacques Vigne

 

« A Lui qui se manifeste sous forme différente de ce soit celle de Dieu, du Gourou ou du Soi, l'Atman, qui pénètre tout comme le fait l’espace, à Shrî Dakshinâmûrti, la forme éblouissante qui regarde le sud et qui enseigne en silence, j’offre mon obéissance !"

 

Je considère que c'est un mouvement spécial de la grâce divine d'être invité dans cette atmosphère sainte pour partager quelques pensées avec vous. Il s'agit de plus d’une coïncidence dans cette rencontre monastique qui se tient à la fin du millénaire sur le thème de "le Christ et la conscience cosmique" : on m'a demandé de parler après la présentation du docteur Bettina Bäumer sur Swami Abhishiktananda. Dans mon discours de conclusion, je présenterai sadgourou Shrî Jnânânanda, le gourou de Swami Abhishiktânanda.

 

1) La vie et les enseignements de Shrî Jnânanânda.

 

Shrî Jnânânanda étaient un sage de l’Himalaya et un grand yogi. C'était à véritable monument vivant, une légende durant sa propre époque. Il avait conquis le processus de vieillissement dans son corps et laissait tous les gens se poser des questions sur son âge. Il esquivait toutes les questions à ce sujet car nombreux étaient ceux qui étaient curieux de connaître le secret de sa longévité. Il les encourageait à partir à la recherche de l'esprit immortel à l'intérieur et non pas de se poser  des questions sur le corps mortel et périssable, qui n'est que son véhicule. Il ne parlait pas non plus à propos du passé, de sa sâdhanâ, du niveau spirituel qu'il avait atteint, qui était à l'évidence extraordinaire. Il considérait que tous les niveaux et les réussites appartenaient au royaume de l'ego. Il ne parlait pas non plus des disciples qui étaient venus à lui dans le passé d'accords pour recevoir ses directions spirituelles. Il vivait d’instant en instant, dans l'éternel présent, sans penser à un hier qui étaient déjà mort ou à un demain qui n'était pas encore né.

 

 

 

  En conséquence, les débuts de la vie de Shrî Jñanananda sont enveloppés de mystère. Mais dans la vie des grands hommes, que peut-on voir à la surface ? On croit qu'il est né dans les premières années du XIXe siècle dans un village de Mangalore, sur la côte ouest de l'Inde du sud. Ils étaient encore garçon quand il a expérimenté une descente de la grâce,  Shaktipat, qui l'a emmené à Pandharpour, le grand centre mystique du Mahârashtra. C'est là-bas qu'il rencontra son gourou, le pontife du centre d'advaïta de la région nord, Badrinath, qui avait été établi par le grand saint et philosophe Shrî Shankarâchârya. Il était venu dans le sud de l'Inde en pèlerinage. Jñanananda accompagna son nouveau gourou à Shrînagar au Cachemire et après le mahâsamâdhi de ce dernier, il passa de nombreuses années à faire des pratiques intensives dans le haut Himalaya. Il visita le mont Kailash au Tibet, le Népal, la Birmanie, et le Shrî Lanka avant de venir au Tamil-Nadou. La première fois que nous l'entendons mentionner dans le sud de l'Inde,  c'est vers 1860 à Chidambaram. Durant ses voyages à pied pendant plusieurs dizaines d’années en tant que parivrajaka, c'est-à-dire moine itinérant,  il était rentré en contact avec les grandes figures spirituelles du XIXe et XXe siècles. Dans les années 1900, il se trouvait dans les collines de Sampathgiri à Polour près de Tirouvannamalaï. Il était avec Shrî Aurobindo après son arrivée à Pondichéry de Chandernagore (au Bengal d’où il avait échappé aux Anglais, pour aller se réfugier dans l'enclave française de Pondichéry).  Jnânanânda se rappelle aussi sa rencontre avec Shrî Ramana Maharshi à la grotte de Viroupaksha.

Le Swami était d'abord et surtout un parmahamsa parivrajaka, un moine errant authentique sans possessions ni obligations. Il était l'exemple même d'un amour spontané pour l’insécurité et l’anonymité caractéristique d'un sannyâsin authentique. Qauand ses disciples lui construisaient un ashram, il allait voir ailleurs. C'est simplement vers la fin de son ministère spirituel que finalement il s'est installé à Thapovanam aux environs du temple ancien  de Tiroukovilour sur les bords d'une rivière sacrées dans l’aura spirituelle d'Arounâchala. L'ashram est situé à environ 1 km de la tombe (sâmadhi) vieille de 400 ans d'un autre grand saint, Shrî Ragottama Swami. il se trouve sur la grand route entre Tirouvannamalaï  et Tiroukovilour, à environs de 200 km de Chennaï (Madras).

   Les premiers membres de l'ashram qui se sont développés autour de la présence du sage étaient des moines principalement originaires de l'ashram de Swami Shivânanda  à Rishikesh dans les Himalayas. Plus tard, des gens du monde qui travaillaient dans des écoles ou des bureaux aux environs, ainsi des pères et mères  de famille à la retraite se sont installés à l'ashram  pour servir le Swami. De cette façon un grands noms de personnes, y compris des femmes et des enfants, ont pu être exposés à l'influence de la vie dans un ashram. Des brahmachârin vinrent aussi pour une direction spirituelle et  eurent toutes sortes de possibilités  pour servir le gourou et étudier les écritures grâce à des moines qui les enseignaient. Il y avait aussi des gens du monde à la retraite qui venaient pour être initiés à la vie monastiqueShrî Jnânânanda avaient un grand intérêt pour une renaissance de la vie monastique ; il a donné l’initiation au sannyas traditionnel à quelques-uns de ceux qui avez une vocation authentique et qui étaient bien préparés aux disciplines de la vie d'ascèse et d’intériorisation. Des disciples renonçants pouvaient bénéficier de facilités pour l'étude du védanta et la poursuite d'une vie contemplative. En 1969, sadgourou Jnânânanda établit un centre de retraite  à Yercaud, une station estivale dans les collines, et l’appela Shrî Jnânanânanda  Pranava Nilayam (littéralement la demeure du Om de la félicité de la connaissance vénérable). Comme le nom lui-même l'indique, le centre est consacré à la méditation sur l'Atman, qu'on symbolise par l’ardhamatrâ, la terminaison demi-nasale du Om , le pranava ; il n'y a pas de rituels ni de culte en commun à Yercaud. Les images de Swami Jnânânanda, , Shrî Bouddha, Swami  Vivékananda, le Sacré-Coeur de Jésus, et la Kaaba de La Mecque  ornent les murs du hall central.

   Shrî Jnânânanda souligne l'importance du karma-yoga du de bhakti-yoga et suit le point de vue traditionnel selon lequel seulement celui qui a atteint la pureté du cœur, une concentration complète de l'esprit et un bon degré d'absence de désir grâce à la pratique d'une dévotion intense envers Dieu est qualifié pour une étude approfondie du védanta et  la recherche du Soi. Afin de satisfaire les besoins du groupe plus élargi de gens qui sont venus à lui, il a construit et consacré  un temple dans l’ashram avec des divinités variées. Ainsi nous trouvons à Thapovanam des sannyâsin engagés dans l'étude et la pratique de la méditation côte à côte avec des bhaktas, des fidèles qui chantent des kirtans à la louange du Seigneur. Il y en a d'autres qui préfèrent le culte avec des chants védiques. Ainsi, cette institution unique représente les facettes multiples de la personnalité du maître.

   C'était à Thapovanam qu'en décembre 1955, Swami Abhishiktânanda a rencontré Shrî Jnânânanda. Comme vous le savez, le premier était le Père Henri le Saux,  -  un bénédictin du monastère de Kergonan en France. Il avait fondé avec le Père Jules Monchanin l'ashram chrétien de Shantivam à Koutilaï près de Trichy au Tamil-Nadou. Il connaissait déjà les enseignements de Bhagavan  Shrî Ramana Maharshi, le sage d'Arounâchala et celui des Upanishad également et il était attiré par les grottes d'Arounâchala à Tirouvannamalaï. Il fut fortement impressionné aussi par Shrî Jnânânanda. Comme ce dernier lui avait conseillé, il revint à Thapovanam en février 1956 pour deux semaines de retraite en silence et de méditation. Il écrivit un livre,   Gourou et disciple, dans lequel il décrit sa rencontre avec le maître. Il parle de cette retraite avec lui comme "des jours de grâce, et des jours de paix et de plénitude, quand on sait qu'on existe dans la profondeur de soi-même et toutes les apparences sont laissées par derrière et ont mené au niveau de la vérité". Shrî M.P.Pandit  l’ashram de Shrî Aurobindo écrit : "je considère personnellement le livre gourou et disciple comme l'un des documents spirituels majeurs du XXe siècle, de loin supérieur à de nombreux  livres d’occidentaux qui sont parus plus tard." Swami Abhishiktânanda donne un compte-rendu vivant et émouvant de sa première rencontre avec Shrî Jnânânanda, dans lequel il reconnaît d’emblée son gourou ; il  réfléchit sur le mystère du gourou : "le gourou est celui qui a d'abord atteint lui-même le Réel et qui connaît d'expérience personnelle le chemin qui y mène, il est capable d'initier le disciple et de faire remonter de l'intérieur de son cœur l'expérience immédiate, ineffable qui lui appartient en propre - la connaissance complètement transparente, si limpide et si pure, "il est" tout simplement... Quand les vibrations de la voix du maître atteignent l'oreille du disciple et que le regard du maître plonge profondément dans ses yeux, c'est alors que des profondeurs de son être, de la grotte du cœur  qu'il vient de découvrir, les pensées jaillissent et le révèlent à lui-même. "Quand tout est dit et accompli, le vrai gourou et celui qui, sans l'aide des mots, peut rendre capable l’âme attentive d’écouter le "tu es cela", tat  tvam asi des rishis védiques.

  Swami Abhishiktânanda parle du darshan du gourou avec une sensibilité profonde:

 

Une rencontre en profondeur,  voilà le darshan. Darshan signifie étymologiquement  vision. C'est le fait de se trouver face à face avec le Réel. D'une certaine manière,  c'est possible pour nous en dépit de notre fragilité humaine. Il y a les darshans  philosophiques, les systèmes de pensée qui ont pour but d'établir le contact avec le Réel  sous forme d'idées. Il y a aussi le darshan n'est des lieux sacrés ou kshétras, des temples et des statues de saints, mourti, la divinité qui transcende toutes les formes acceptant de se revêtir des formes nombreuses inventées par l'imagination des hommes quand elle est enflammée par la foi. Par-dessus tout, il y a le darshan des saints hommes, celui qui le plus signifiant pour les personnes qui sont sur la bonne longueur d'onde. Le darshan du gourou et les derniers pas sur le chemin du darshan, quand le voile final est soulevé et que tout dualité est transcendée.

 

Il écrit : "Jnânânanda refusait toutes les spiritualités à bon marché. Son enseignement est fondamentalement la voie de la renonciation totale afin qu'au bout du compte il n'y ait pas d'ego qui puisse encore se manifester. Puissent les sceptiques  essayer la voie de concentration (dhyâna) qui propose !" Ces enseignements sont les mêmes que ceux des Oupanishads. Derrière las apparences, le voile de l'ego empirique et phénoménal, il y a la Réalité, qu'on peut aussi appeler le Soi immortel de tout, et qui est le même que Dieu dans sa transcendance absolue en tant déité. L’Ultime ne peut être un objet de connaissance, mais d’expérience. On doit être cela et c'est la seule manière de connaître cela ; être revient à connaître. De cette façon, le connaisseur de Brahman, de la déité, devient Brahman lui-même, ainsi  le proclament les Ecritures. Le gourou extérieur avec forme, est un gourou mort, celui qui, après avoir réalisé l'Atman, le Soi, montre la voie. Il fait faire à son disciple le grand plongeon et révèle sa forme véritable en tant que gourou intérieur, l’Atman, le JE SUIS, le connaisseur de Brahman, non divisé, advaïta,  non duel. Shrî Jânânanda disait de façon répétitive à Swami Abhishiktânanda que le gourou-darshan, c'est la réalisation directe et immédiate de l'Atman, du Soi, JE SUIS.

Quand on atteint l'état  de conscience unitive, d’être un avec le Soi de tous, le sarvatmabhâva, on devient véritablement une incarnation de l’amour infini. Swami décrit Jñanananda ainsi : "l'être entier de Shrî Jnânânanda rayonne un amour pur et tendre, un amour qui était entier pour chacun mais aussi le même pour tous. La joie d'être aimé par lui remplissait chacun exclusivement et avait pour résultat un haut degré de détachement, car qui n'aime pas être aimée séparément des autres, être le préféré ? Pourtant, en même temps chaque être sentait comme s’il était enveloppé dans une plénitude amour. On sent qu'avec Jnânânânanda, toute distinctions, bheda, avait été dépassée, s'était évanouie. C'était l’identité du Soi lui-même, l'Atman, dans chaque personne qui était immédiatement perçue par lui."

Shrî M.P.Pandit, un grand disciple  Shrî Aurobindo et de la Mère, a écrit les réflexions suivantes sur Shrî Jñanananda :

 

Il avait une compassion infinie, une compassion née de la force, âtmabala, la force de la Félicité. Dans l'une des Upanishads des plus anciennes, il y a la description de celui qui a réalisé le Soi divin. Il est âtmakridha, celui qui joue avec le Soi, âtmamithoûna, celui qui a le Soi pour compagnon, Atmânanda, celui qui se réjouit dans le Soi – qu’il regarde un enfant, une plante, une fleur, un animal, il voit seulement le Soi. Il a sa vie et sa joie dans le Soi, âtmarati. Shrî Jnânânanda est ce genre de personnes - sorti tout droit des pages des Upanishad.

 

Shrî Jnânânanda recevait des fidèles et tous les âges, de toutes les phases de la vie, de toutes les races, des hommes, des femmes et des enfants. Il ne cessait de de rappeler que la naissance humaine est rarement obtenue et que le but de la vie, c'est l'expérience de Dieu, c'est-à-dire la réalisation du Soi. Un prêtre jésuite du Tamil-Nadou qui était attiré par l’advaïta a reçu le conseil de Swami Abhishiktânanda en vue de rencontrer Shrî Jñanananda. Il a demandé au sage s'il devait se convertir à l'hindouisme pour poursuivre sa sâdhanâ védantique et non duelle. Shrî Jnânânanda lui ai dit qu'il n'y avait pas besoin de changer de religion. Le védanta représente l’élément transcendant de toutes les grandes religions. Ils devaient aller profond dans sa propre religion et il le découvrirait là. Plus tard, ce prêtre est devenu un enseignant de méditation zen  connu internationalement.

Shrî Jnânânanda dit souvent et avec insistance qu'on doit réussir ses diplômes pour monter de la vie religieuse à la vie intérieure et contemplative afin de pouvoir réaliser eu comme son propre Soi, qui est l'élément transcendant de toutes les religions. Ceux-ci semblent avoir fait une impression profonde sur Swami Abhishiktananda. Dans son essai brillant est inspiré sur le sannyâsa, il écrit :

 

Chaque religion est, pour ses fidèles, le véhicule suprême et elle revendique l'Absolu. Néanmoins, derrière le namarupa, les noms et les formes, les caractéristiques extérieures telles que la croyance, les rituels, etc., par lesquels elle est reconnue, à travers lesquels elle est transmise, elle recèle en elle-même un appel urgent pour les hommes en vue de la dépasser dans la mesure où son essence doit être seulement le signe de l'Absolu. En fait, quelle que soit l'excellence d'une religion donnée, elle est inévitablement au niveau du signe  et demeure en deçà du réel non seulement par sa structure et ses formes institutionnelles, mais aussi  dans sa tentative de formuler la Réalité inévitable de même que dans ses images mythiques et conceptuelles. Le mystère qu’elle indique est dépassé dans toutes les directions. Comme le noyau d'un atome, le cœur le plus intime de chaque religion les clauses quant les abîmes de la conscience humaine est percé jusqu’au fond par le rayon de l'Eveil pur. En réalité, sa grandeur authentique  réside précisément dans sa capacité de mener au-delà d'elle-même.

 

2) Le Christ et la conscience cosmique.

 

   Après cette brève présentation de la vie et des enseignements de Shrî Jnânânanda, je vais maintenant continuer en partageant avec vous quelques-unes de mes pensées sur le thème de cette rencontre, "le Christ et la conscience cosmique," dans la perspective du védanta. Je vais aussi me référer à l'expérience du Christ telle que l’a eue Swami Abhishiktânanda, le disciple de sadgourou Jnânânanda. Je dois dès le début confesser que je n'ai pas étudié la théologie chrétienne ou la Christologie ou même la Bible en entier et en profondeur. Mais, par la grâce du sadgourou, j'ai été béni et rendu capable de poser un regard sur le Christ à travers les yeux des grands mystiques chrétiens, comme Sainte Thérèse d'Avila, Saint Jean de la Croix, Thomas à Kempis ou Maître Eckhart, et d'autres. En tant qu'étudiant vivement intéressé par la mystique, et avec ma formation de védanta, les affirmations comme "vous devez perdre le Christ pour le trouver" me semble être pleines de sens.

   C'est la spiritualité que l'Inde cherche dans la quête religieuse et non pas une croyance ou un dogme. Avec son génie pour la mystique, sa passion pour l'expérience directe et immédiate du Divin et par conséquent sa largeur de vue, son "hospitalité" spirituelle, l’esprit indien reconnaît dans le Seigneur Jésus-Christ un avatar, une descente du Divin sous forme humaine. De grands sages comme Shri Aurobindo et  Shri Ramakrishna ont salué Jésus-Christ comme une incarnation de Dieu. Sa venue, de même que la naissance extraordinaire d'un avatar décrit dans les écritures hindoues, a été un événement qui a annoncé une joie universelle. La Bible décrit comment un groupe de bergers ont reçu dans le silence de la nuit, d'une façon extraordinaire, l'annonce de la naissance du Seigneur : les bergers  était stupéfaits. Ils avaient à peine eu le temps de se remettre de leur stupéfaction qu’ils ont entendu une multitude d’anges chanter et louer Dieu : "gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté" (Lc 2, 14).

L’Avatar est une forme qui contient à la fois la divinité et l’humanité. Le Divin assume une nature humaine avec ses limitations et crée les circonstances, les moyens et les instruments pour transcender cette nature humaine et  réaliser sa véritable nature divine. Par conséquent, l’Avatar essaye de cacher sa véritable nature en tant que Dieu. Pourtant, la divinité en lui se manifeste parfois brièvement et spontanément. On peut voir ceci dans les évangiles, par exemple lorsque le Christ dit à la femme, tes péchés te sont remis (Lc, 7, 41 - 50), ou dans ses paroles de promesses, venez à moi, vous tous qui souffrez et qui peinez sous la charge, et je vous donnerai le repos (Mt 11, 28 - 30).

   Quand on a développé une dévotion supérieure envers Dieu,  le Seigneur lui-même allume la lampe de Sagesse dans notre cœur et  nous révèle notre vraie nature. Comment cela ? D'abord en tant que Dieu, le Seigneur de la création, qui produit le monde à partir de lui-même grâce à son libre-arbitre et circule en lui, sans être limité par lui, de même qu'une araignée qui tisse une toile à partir d'elle-même et se déplace librement. Il est Vishvanath, le Seigneur de l'univers, immanent dans sa création. La création elle-même est la forme de Dieu, Vishvaroupa ou Vishvamâyâ. Néanmoins, Il transcende Sa création. Il n'est pas épuisé par la création puisqu'il est infini. Il est Vishvadhika. il s'agit de Dieu en relation à la création. Il est la Cause.

   Est-ce que cette vision de Dieu est complète ? Non, Il se révèle maintenant Lui-même comme la Réalité ultime également, qui transcende les causes et les effets, c'est-à-dire qui est au-delà de la création même avant que la création soit conçue. Qu'est-ce qu'il y avait alors ? Seulement Dieu existant par Lui-même et rien d'autre. Tout était Dieu ; l'Absolu est sans relation. Alors, il n'était pas Dieu, puisque ce terme est toujours relié à une création. Cet au-delà des causes est appelé par Maître Eckhart Gottheit, la Déité. Le védanta l'appelle Brahman. La Déité doit être comprise comme deux états d'une même réalité : le relatif et l'Absolu, le devenir et l'être. La Déité est le plenum de l'existence indifférenciée au-delà du temps, de l'espace, et des causes, c'est ce qu'on appelle sat. Cette existence est aussi conscience par elle-même. Cette conscience du Soi est le cœur de toute connaissance des choses qui constituent la multiplicité et ainsi on l'appelle cit. De par son caractère infini d’Existence qui est Conscience, surgit également la Félicité, ânanda. Il ne s'agit pas d'une joie qui serait simplement un état changeant du mental. C'est l’ânanda infini qui inclut et transcende  toutes les joies connues par les êtres humains ou les entités célestes.

   Maintenant, examinons la relation de l’âme incarnée avec ce Dieu ou cette Déité. C'est la mystique spécifique des Upanishads, ce que les Ecritures affirment est une question d’intuition universelle. Des mystiques chrétiens comme Maître Eckhart en sont témoins. Cette infini de la Déité est le fonds de l’âme incarnée en tant que conscience du JE SUIS. En analysant les trois états de conscience qui englobent toute l'expérience de l'être humain, c'est-à-dire, l'éveil, le rêve et le sommeil profond, on arrive à leur témoin immuable, le JE SUIS. Il s’agit de sat-cit-ânanda qu'on l'expérimente dans l’état de sommeil profond lui-même. La relation sujet - objet semble exister dans un état relatif simplement. L'expérience méditative des mystiques, c'est que le sujet et l'objet se fonde l'un dans l'autre dans le nirvikalpa-samâdhi. Par conséquent, le cœur du cœur, l’essence de Dieu n'est pas différent du Soi infini, immortel, l’Atman, qui est le cœur de l'âme incarnée. C'est ce que Jésus proclame quand il dit, « Mon Père et moi sommes un ».

J'aimerais aussi citer ce passage de Maître Eckhart :

 

Quand je suis venu de la multiplicité, toutes les choses ont proclamé : "Il y a un Dieu"[le créateur personnel]. Maintenant, cela ne peut me donner la félicité, car je réalise par là que je suis une créature. Mais si je passe au travers, je suis plus que toutes les créatures, je ne suis ni Dieu ni créature. Je suis ce que je suis et je le demeure pour toujours. C'est alors que j'ai reçu un dynamisme qui m'a emporté au-dessus des anges. Par ce dynamisme, je suis si riche que Dieu n'est pas suffisant pour moi, dans la mesure où il n'est que dans ses oeuvres divine. Par cette percée, je me rends compte que Dieu et moi sont communs. Ici, je suis ce que j'ai été. Ici, je n'augmente ni ne diminue. Car ici, je suis l’immuable qui met en mouvement toute chose. Ici, l'être humain a regagné ce qu’il est et sera éternellement. c'est ici que Dieu est reçu dans l’âme.

 

   Avec la grâce de Dieu et les disciplines supérieures de méditation et de recherche du Soi, on dépasse complètement son identification erronée avec le corps, le mental, l'intellect et l'ego. On découvre alors son maître authentique en tant qu’Atmân, qui est sat-cit-ânanda. c'est le même et la Déité ou le Brahman, qui est Dieu sans les qualifications de pouvoirs qui se manifestent. C'est ce qu’Eckhart nomme "la Déité nue". Quand on a la réalisation du Soi en tant que JE SUIS, on est dans la conscience non-duelle de l'Atman - Brahman. On a réalisé son unité avec Brahman qui est l’essene de Dieu. Celui qui  est établi dans la conscience du JE SUIS a réalisé que la véritable nature est infinie et il a traversé toutes les souffrances et les illusions. On l'appelle jivan-moukta, une personne libérée de tout en étant encore vivant. A son tour, le sadgourou qui a la compassion, un gourou qui est un avec toute existence, donne la connaissance salvifique de la Réalité à tous. Il est le sauveur. Les textes védantiques décrivent son niveau de conscience, de ses qualités et de son comportement. Son but, c'est que nous puissions l’imiter en développant les mêmes qualités et attitudes, que finalement, nous ayions la  conscience de notre ego transfigurée en conscience divine et, qu’on voit Dieu partout. Jésus-Christ est un tel libéré-vivant et sauveur. Ses paroles, telles que mon père et moi sommes un et avant qu'Abraham fut, je suis indiquent le niveau de sa conscience. Sa compassion et son amour infini peuvent se manifester en lui sous forme du Bon berger. Il est le sadgourou qui enseigne par le sermon sur la Montagne.

 

L'expérience christique d’Abhishiktananda.

 

  Venons-en maintenant à l'expérience du Christ qu’a eue  Swami Abhishiktânanda. Sa vie a été marquée par un conflit intérieur intense entre son éducation, sa formation chrétienne  en tant que théistes et l’attraction puissante de l’acosmisme des Oupanishads.  Cela  lui a pris du temps d'expérimenter le fait que l’acosmisme de l’advaïta était basé sur une fondation théiste très solide. Le conflit intérieur s’est achevé avec les expériences qu'il a eues juste avant et après sa crise cardiaque du 14 juillet 1973. Même auparavant, sont zèle pour la quête mystique,  son désir brûlant de salut apparaissait dans sa lettre un ami qui avait visité la Terre sainte. En se référant au Christ comme sadgourou, il dit :

 

Vous avez médité à la place où le sadgourou a vécu, contemplé, prié et enseigné. Mais avez-vous découvert sa présence ? En tant qu'archéologue, vous vivez si facilement dans le passé, mais le passé mort. Certainement vous avez pris plaisir à lire à un moment ou à un autre ces paroles d’Angélus Silésius, "Quel bien cela me fait-il que le Christ soit né, mort et ressuscité tant que cela n'est pas vrai en moi ?" L’Inde nous libère efficacement de tout le passé, de même que de tout le futur. Il y a seulement le moment éternel  dans lequel JE SUIS. Ce nom JE SUIS que Jésus s’appliqua à lui-même dans Saint an est pour moi la clé du mystère. Et c'est la découverte du nom dans la profondeur de mon propre JE SUIS qui est le vrai salut pour chacun d'entre nous.

 

  Quand nous lisons la description de Swami Abhishiktânanda à propos de son expérience de JE SUIS, il affirme qu'il a laissé loin derrière lui toutes ses tentatives théologiques pour faire tenir l'expérience non-duelle de l’advaïta dans un cadre trinitaire. Il dit, "qui donc peut supporter la gloire de la transfiguration de l'homme qui meurt et est transfiguré ? En effet, ce que le Christ est, c’est JE SUIS ! Seul peut parler de cela celui qui est ressuscité d'entre les morts. C'était une expérience spirituelle remarquable." ou encore : "la seule chose qui compte, c'est que moi-même je suis et cela n'a rien à faire avec le temps - et JE SUIS avec l'éternité de Dieu, puisque je suis né de Dieu. Les théologiens sont effrayés par les affirmations de l'Evangile et j'ai dû passer par la voie des écritures hindoues afin d'accepter les paradoxes de l'Evangile dans leur vérité pleine."

    Après ces expériences spirituelles, Abhishiktânanda a décliné une invitation à un rassemblement musulman pour donner le point de vue chrétien. Il écrivit à ce propos  à son ami Murray Rogers :

 

Plus je progresse, moins je suis capable de présenter le Christ d'une manière qu'on puisse encore considérer comme chrétienne.. Car le Christ est au mieux une idée qui vient à moi de l'extérieur. Qui plus est, après mon expérience d’"au-delà de la vie et de la mort" du 14 juillet 1973, le seul but que je puisse avoir est d'éveiller les gens à "ce qu'ils sont". Tout ce qui concerne la parole dans toute religion qui n'est pas basée sur l'expérience profonde du Je ne peut que rester une simple "notion", et n'est pas existentiel. Pourtant, je ne suis pas intéressé du tout dans la Christologie. J’ai si peu d'intérêt dans une parole de Dieu qui éveille l'être humain à l'intérieur, dans les limites de l'histoire... La parole de Dieu vient et va vers mon propre "présent", c'est cet éveil même qui est lié à ma conscience du Soi. Ce que je découvre par-dessus tout dans le Christ c'est son JE SUIS. C'est cette expérience du JE SUIS qui compte réellement. Le Christ est le mystère même du JE SUIS, et avec l'expérience et la connaissance existentielle, toute la Christologie s'est désintégrée.

 

L'Evangile de Christ est l’Evangile de la rédemption spirituelle. C'est la découverte du Christ comme il est, le Christ éternel, « l’ainséité », tathata, du Christ dans les termes de l'Evangile en tant que JE SUIS. Ce n'est qu'alors que des affirmations souvent répétées comme Il doit naître en vous ou c'est en mourant que nous naissons à la vie éternelle prennent tout leur sens, ce n’est qu’alors que la philosophie éternelle contenue dans l’enseignement du Christ deviendra une vérité vivante, ce n’est qu’à cet instant-là qu’une expérience mystique directe et immédiate du « AHAM » (je) contiendra sa propre certitude.

 

OM TAT SAT